2022 – 2023

 

Café littéraire du 6 juin 2023
Nos coups de cœur

 

« Célestine » de Sophie Wouters                                             premier roman

L’auteur, artiste peintre belge, hypercréatrice, écrit son premier roman « Célestine » sorti en Belgique en 2021 qui a obtenu un très grand succès. Il sort en France en 2022.

L’intrigue nous transporte dans la France profonde de 1956 à 1974 et nous présente une jeune orpheline, bonne élève, d’une très grande beauté dont la vie bascule brusquement.

A 17 ans, Célestine se retrouve devant la cour d’assises des mineurs, accusée d’un crime terrible dont elle semble être coupable. Il y a de quoi frissonner d’effroi sans parler de la surprise que nous réserve le dénouement orchestré par Sophie Wouters, qui opère une plongée dans la faiblesse humaine et les répercussions parfois dramatiques de nos actes.

Malgré tout, on se surprend à sourire au fil des pages. La plume de l’autrice est à la fois acérée et spontanée. Les dialogues naturels nous laissent entendre les voix des protagonistes et leurs intonations.

Célestine, cette héroïne qui touche au cœur….jusqu’à la dernière page, roman que l’on n’oublie pas

Amélie Nothomb a aussi été touchée par le roman de Célestine, elle écrit :

« Cette nuit, j’ai lu Célestine. Ton texte m’a bouleversée, je n’ai pas pu m’arrêter. Je te dois une nuit blanche !!! »

 

« Roman fleuve » de Philibert Humm

Extrait du livre : « Il nous fallait partir, extravaguer, voir de nos yeux les sinuosités du monde. Nous faisions confiance à notre ignorance pour nous le faire mieux connaître. »

Ils voulaient affronter le Dieu le plus proche : La Seine.

Trois Hommes, un Bateau, un Fleuve, une Histoire qui prend l’eau dès les premières pages……

N’est pas Aventurier qui veut !!!!

Entre la maladresse, l’indocilité du vent et la précarité du matériel, il leur faudra 8 jours de rames pour parcourir les 360 Kms de Paris à la mer…

Maniant fort bien la Langue française, ses figures de style et son imparfait du subjonctif, l’auteur très « pince-sans-rire » explore de façon pittoresque et poétique, les lieux échelonnés tout au long de La Seine en apportant maintes références rares et érudites. Toujours drôle et railleur le reportage de voyage devient jubilatoire lorsqu’avec le plus complet cynisme, l’auteur caricature son propre personnage dans un rôle de meneur autoritaire, arrogant et mesquin.

L’amateurisme des navigateurs « aventuriers » est assumé avec une autodérision drôle et sympathique. Le texte est surtout l’occasion pour un homme jeune, spirituel et cultivé d’exprimer avec humour des avis critiques tous azimuts sur les mœurs et les pratiques de nos compatriotes.

L’auteur dispose d’une verve inépuisable alimentée par un vocabulaire très riche lui permettant d’intégrer ses aphorismes drolatiques avec fluidité sans baisse d’intensité ce qui donne au récit une unité, un vrai caractère.

Petit Bémol : il eut été fort agréable de disposer d’une carte pour suivre avec eux leur pérégrination fluviale.

Le rire est garanti.

 

 « Mes fous » de Jean-Paul Martin

Cet écrivain, professeur des universités, membre honoraire de l’institut universitaire de France, enseignant aux Etats-Unis, lauréat de différents prix littéraires, a publié de très nombreux ouvrages, aussi bien récits-essais (l’autre vie d’Orwell, Queneau losophe) que bibliographie monumentale (Henry Michaux), qu’essais anthropologiques (le livre des hontes), romans (les liaisons ferroviaires) … Une œuvre foisonnante qui suffirait à attirer l’attention sur son auteur. Mais sa personnalité lui ajoute une dimension assez étonnante. En effet, très brillant jeune étudiant, khagneux à Louis le grand, il délaisse la voie royale d’études prestigieuses pour s’exercer, à l’occasion des événements de 1968, à différents métiers manuels, chantiers, artisanats (il tirera un livre de son expérience de créateur de sabots de bois « sabots suédois ») …Il travaille aussi intensément le piano jazz et joue en trio ou quartet. Il sera cependant rejoint par sa passion pour la littérature et préparera et réussira par correspondance Capes et agrégation de lettres.

La richesse de sa vie est manifeste dans son œuvre qui mêle à une extrême érudition une chaleur et un intérêt pour l’humain particulièrement attachants.

Enfin, last but non least, il a habité Lyon et la Croix-Rousse qu’il célèbre volontiers !

Plutôt qu’un roman « Mes fous » est un récit, construit sur une observation empathique, celle des « corps errants » que Sandor, le narrateur, rencontre au cours de ses incessantes déambulations dans la ville : il y a Dédé, le fou météo qui propose aux passants ses prévisions basées sur une communication mystérieuse, Laetitia, dans la roseraie du Parc, avec son extravagant habillement multicolore et ses visions, Karim, le fou politique, bien d’autres qui : « expriment admirablement nos névroses banales, notre fatigue de nous-mêmes, notre fureur chronique à fleur de peau… toutes les entraves qui contrarient la fraicheur de vivre ». Et puis, Sandor y réfléchit, il y a aussi la folie qui conduit le monde : « Quand les aliénations mentales prennent l’allure d’un discours politique, les discours politiques manifestent des aliénations mentales. Le club des psychopathes en tous genres forme un cercle nettement plus large que ses représentants les plus spectaculaires …aujourd’hui que la folie est au pouvoir dans plusieurs états du monde, il est probable que le dérèglement psychotique s’accélère. Trump, Bolsonaro, Orban, Berlusconi, Boris Johnson, Poutine, on voit bien que le trouble psychique n’est pas reconnu à sa juste valeur ».

Cependant le questionnement de Sandor est récurrent, pourquoi lui voit-il « des fous, des corps errants », là où : « les autres si pressés, si indifférents, si blindés de neutralité … passent sans mots dire ?». Parce que : « les discours délirants m’émeuvent. Je cherche à travers eux une révélation. Je cours après une énigme ». Parce que aussi peut-être la fille de Sandor, Constance, est atteinte d’une grave schizophrénie et que son père cherche sans fin à décrypter son malheur. Parce qu’il n’est pas certain de sa propre normalité…

On lit le livre de Jean-Pierre Martin avec le questionnement inquiet qu’engendre sa réflexion sur la normalité, mais aussi, et c’est paradoxal, avec l’amusement irrépressible que les situations de démence suscitent. C’est là la force de l’auteur. Grâce à une écriture contenue, sans effets larmoyants ou mélodramatiques, mais descriptive et laissant place à l’imagination du lecteur, il le laisse s’interroger sur le mystère du fonctionnement psychique.

 

« Le roi et l’horloger » de Arnaldur Indridason

Auteur islandais, essentiellement de polars (La cité des jarres, Le lagon noir…)

Il ne s’agit pas là d’un polar mais d’un roman noir basé sur des faits historiques. L’histoire traitée comme un conte se déroule fin XVIIIème siècle entre le palais de Christianborg à Copenhague et le Nord-Ouest de l’Islande.

Jon Sivertsen, horloger, restaure une précieuse horloge, réplique en piteux état de l’horloge d’Isaac Habrecht créée pour la cathédrale de Strasbourg, oubliée dans les réserves du palais royal. Un soir surgit le roi Christian VII, aviné, en robe de chambre. Ce monarque écarté du pouvoir, tenu pour fou est très seul.  Il cherche de la compagnie et prend l’habitude de venir auprès de l’artisan.

Interrogé sur ses origines islandaises, sur la vie que mènent les habitants de ce pays colonisé par les Danois, l’horloger peu à peu raconte l’histoire de ses parents et les souvenirs terribles de sa jeunesse. Son récit va avoir un retentissement très fort sur son interlocuteur vulnérable et malade au point de faire vaciller sa raison.

Le récit est insolite. Plus on avance dans la lecture, plus les faits deviennent insupportables. Les Islandais dont la vie est rude sont sous le coup de lois iniques (adoptées en 1564) qui visent à assainir les mœurs en interdisant l’adultère et l’usurpation de paternité et qui sont appliquées avec brutalité par les baillis royaux.

Les deux narrations, celle qui se déroule en Islande et celle située au palais royal de Copenhague sont très bien menées, de façon fluide et simple.

L’intérêt pour l’histoire terrifiante que raconte Jon ne faiblit pas tout au long du roman, tout comme l’intérêt pour le personnage du roi qui, ridicule au départ devient de plus en plus humain au fur et à mesure que ses failles se révèlent. On s’étonne du rapprochement improbable de ces deux êtres que tout devrait opposer.

 

 « Harlem shuffle » de Colson Whitehead, traduit par Charles Recoursé

Colson Whitehead avait remporté le Prix Pulitzer en 2017 avec « Underground Railroad », qui raconte l’odyssée d’une jeune esclave en fuite dans l’Amérique d’avant la guerre de Sécession. Puis il obtint une nouvelle fois, le prix Pulitzer de la fiction en 2020, pour « Nickel Boys » se déroulant dans les années soixante, en Floride, dans une institution de redressement, la Nickel Academy où les jeunes noirs sont victimes des pires sévices.

Harlem Shuffle se situe à Harlem dans les années 1959-1964, une intrigue de banditisme et une chronique sociale, avec la vie quotidienne, la ségrégation et les émeutes raciales de juillet 1964.

Trois parties

P9 1ère partie – Le pick up 1959 « Carney n’était pas un voyou, tout juste un peu filou »

Le héros principal, Carney, est marchand de meubles et de télévisions, parfois adepte du recel : une face sombre héritée de son père, une face respectable familiale, ancrée par son épouse Elizabeth. Afro-Américain, il ambitionne une ascension sociale. Par un cousin peu recommandable, hypnotiseur, il va se trouver mêlé à un braquage et au monde de la pègre.

P147 2ème partie – La Dorveille 1961 « Une enveloppe est une enveloppe. Une seule personne perturbe sa circulation et c’est tout le système qui s’écroule. »

Là, un club, où passent des enveloppes et des dessous-de-table, pour aider diverses ambitions et transactions louches.                                                                                                               

Carney, est partagé par le dilemme intérieur de ses deux vies : un désir de vengeance, avec la poursuite d’une activité criminelle et l’aspiration à une vie meilleure.

La puissance des magnats de l’immobilier apparaît avec des pratiques illégales.

P275 3ème partie – On se calme chéri 1964 «…Jouez peut-être pas le même numéro à tous les coups. Essayer autre chose, voyez ce qui se passe. Si ça se trouve, vous êtes à côté de la plaque depuis le début.»

Les événements s’enchaînent : une overdose ou plutôt un crime ? Une mallette, le collier d’émeraude, une enquête policière, un avocat corrompu…un suspense bien monté.

P379 La ville noire et la ville blanche : indépendantes quoique reliées par des voies ferrées, elle se chevauchaient et s’ignoraient à la fois.

L’épilogue donne l’espoir d’une nouvelle vie pour Carney, et décrit l’évolution de Manhattan : une partie de Manhattan disparue, rasée pour construire le World Trade Center…

Au total une fine description de la vie à Harlem, des personnages à forts caractères, des clients de bars et de tripots miteux, la ségrégation, la drogue, les luttes de pouvoir et les pratiques mafieuses, et aussi des églises évangélistes, des commerçants multiculturels, et des références artistiques ou commerciales de la vie New-Yorkaise de l’époque.

L’ouvrage est très agréable à lire. La traduction est remarquable.

Quelques précisions :

*Le titre : shuffle, ou shuffle dance, ou african shuffle, est une danse d’esclaves des plantations américaines ; puis évolution vers un pas des claquettes modernes (d’après Wikipedia).

*Harlem Shuffle : chanson de Bob & Earl en 1963, reprise par les Rolling Stones en 1986

 
On a bien aimé aussi

« Les vents » de Mario Vargas Llosa

Né au Pérou en 1936, naturalisé espagnol, l’écrivain, âgé de 87 ans, est entré à l’Académie française en 2021. Mondialement connu, il a reçu le Prix Nobel.

Le récit, à la première personne, se déroule à Madrid. Le narrateur est cultivé ; il aime lire et fréquente les bibliothèques et les librairies. Agé, il téléphone tous les matins à son seul ami, Osorio, pour l’avertir qu’il est bien en vie. Il a été atteint par un cancer du sang, il y a deux ans. Il prend plaisir à se promener dans la ville. Il se souvient de son ex-femme, Carmencita, qui a refait sa vie avec son meilleur ami, Roberto. Il habite une modeste chambre de bonne. Soudain, il ne se rappelle plus son adresse. Il ne veut pas aller à la police. Alors, il va errer, en espérant retrouver la mémoire. Finalement, il retrouve la rue où est son immeuble, et peut regagner enfin son domicile. Pendant sa déambulation, il se remémore des souvenirs. Une fois, il avait rencontré un groupe de jeunes ; il considère que la jeunesse, au contraire de la sienne, n’est pas révoltée. La sienne voulait « instaurer une société égalitaire ». Il juge décadent ce groupe de jeunes.

A travers son personnage, Mario Vargas Llosa se livre à une réflexion sur le monde contemporain et en profite pour fustiger les techniques modernes, comme l’informatique. L’auteur se demande aussi à quoi pourrait servir l’Eglise aujourd’hui.

 

« La Russie entre deux mondes » d’Hélène Carrère d’Encausse

L’auteur, d’origine Georgienne, est bien connue pour sa connaissance de la Russie.

Livre paru en 2010 mais à mettre en perspective avec la guerre tragique entre la RUSSIE et l’UKRAINE guerre civile s’il en est entre deux peuples européens qui partagent la même culture et la même foi mais que l’histoire a souvent séparée.

L’auteur décrit la somme des malentendus, soupçons, épreuves de force, occasions manquées entre le pouvoir russe auquel POUTINE veut rendre sa puissance et les occidentaux.

Partout la RUSSIE rencontre la puissance américaine acharnée à travers la mise en œuvre de l’OTAN à l’écarter du grand jeu énergétique et à la remplacer dans sa Zone d’intérêt, avec la CHINE en embuscade
L’opération spéciale de Vladimir POUTINE en UKRAINE en Février 2022 est une réponse certes totalement inappropriée et criminelle aux différentes questions et à l’analyse géopolitique que fait MME d’ENCAUSSE dans cet ouvrage prémonitoire

 

« La Russie face à l’Europe, d’Ivan le Terrible à V. Poutine » de M.P Rey

M.P Rey est Professeur d’histoire russe à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, auteur de nombreux ouvrages, dont une biographie de référence d’Alexandre 1er, de « 1812, histoire de la campagne de Russie » (prix de la Fondation Napoléon), de « Premier des chefs, l’exceptionnel destin d’Antonin Carême ».

Cet ouvrage de 2002, réactualisé en 2022, éclaire sur les débats pluriséculaires de la société russe, son interrogation identitaire, ses relations complexes avec l’Europe occidentale. A chaque règne tsariste, l’attraction a été concomitante à une répulsion bien organisée.

Du Moyen-âge (IX, Xème siècles) au XVème siècle :

*La Rous de Kiev est le centre des Terres est-Européennes, liée à Constantinople. Le baptême de Vladimir en 988 la rattache à la chrétienté orthodoxe, des mariages ont lieu avec les Polonais, Allemands, Hongrois et Scandinaves. Les invasions mongoles pillent Kiev en 1240, permettant un expansionnisme de la Suède et du grand- duché de Lituanie. Ces régions restent à l’écart des bouleversements socio-culturels humanistes et technologistes de l’Occident du XVème siècle et de l’apparition d’une bourgeoisie urbaine.

*Moscou est vassale de Kiev au haut-moyen-âge, brûlée par les mongols en 1237. Les préjugés anti-occidentaux se développent sous un fond de lutte contre l’autorité papale après le schisme de 1054 mais aussi contre l’Asie barbare et infidèle de la horde d’or qui se convertit à l’Islam.  Être Russe c’est défendre la « vraie » foi chrétienne. Au XVème siècle, apparaît une cassure politique, culturelle, spirituelle entre le Sud-ouest de l’Ukraine-Biélorussie, de langue culturelle polonaise et la Russie du Nord-est ayant subi le joug mongol, incarnant la vraie foi

Au XVème siècle, sous les règnes des Tsars IVAN III et de son fils Vassili III :

*Les relations avec les marchands hanséatiques sont limitées à la périphérie ; les tsars luttent contre le St Empire de Frédéric III, des coalitions s’organisent avec la Pologne-Lituanie, la Hongrie-Bohême.

* L’Eglise Russe ne reconnait pas la primauté de l’Eglise de Rome, Moscou se considère comme « La troisième Rome » après la chute de l’empire Byzantin.

Pour les quelques ambassadeurs ou voyageurs Européens, la Moscovie est une terre barbare, où s’exerce en permanence la tyrannie ; il n’y a pas de représentation diplomatique régulière.

Au XVIème siècle, sous IVAN IV et son fils Théodore, conseillé par Boris Godounov, de famille boyard d’origine mongole.

*L’expansionnisme est tourné vers l’Ouest, la Baltique, avec les guerres contre les puissances Européennes, Suède, Pologne-Lituanie, Danemark, le St Empire germanique, les frontières sont mouvantes.

*La Russie est attirée par les savoir-faire et compétences techniques occidentaux, envoie des jeunes en formation, recrute des spécialistes occidentaux, architectes, médecins, armuriers. L’Angleterre y met des obstacles par le traité de Lübeck.

*Un fossé culturel apparait, l’Occident apparait subversif, il existe une réticence russe à entrer dans la sphère de l’écrit-imprimé, au nom du respect des volontés divines, quand l’Europe, 100ans après Gutenberg, a déjà publié 100 millions de volumes ; on contrôle les sorties des russes et les déplacements des étrangers.

La fin du XVIéme siècle et XVII siècle :

C’est un temps de troubles et le début de la dynastie des Romanov.

*L’expansionnisme vers l’Ouest est bridé par les appétits des puissants voisins, la Pologne et la Suède, les alliances varient. L’accès à la mer Noire est prioritaire, aux dépens de la Pologne papiste à laquelle il faut arracher l’Ukraine. Le tsar Alexis : « mon cœur saigne en voyant la servitude de ces pauvres gens qui gémissent sous la férule des ennemis de nôtre foi. Dieu me demandera des comptes, si ayant la possibilité de les libérer, je néglige de le faire. Le Dniepr devient la frontière russo-polonaise. Tout en continuant à chercher les compétences de l’Ouest, les mesures anti-occidentales entraînent autarcie et fermeture. L’extension se fait aussi vers le sud-est aux dépens des derniers tatars vassaux de l’Empire Ottoman, avec la prise de la forteresse d’Azov par les cosaques du Don.

*Les élites sont attirées par la modernité culturelle de l’Occident, des étrangers sont incorporés dans les ambassades, comme interprètes, traducteurs. Mais les Russes sont vus comme des incompétents, mal élevés, friands de beuveries, soumis aux pots-de-vin.

*L’aversion pour les catholiques romains est concomitante à la tolérance pour d’autres religions. Malgré 3 siècles de relations Est-Ouest marqués par un intérêt croissant pour la culture et les savoir-faire occidentaux, le ciment culturel est l’Eglise Orthodoxe inquiète des conséquences morales sur la population des contacts avec les étrangers.

La fin du XVIIème siècle, début du XVIIIème siècle : l’Européanité de Pierre-le-Grand et le début d’une grande puissance.

*Pierre-le-Grand se tourne vers l’Ouest : il fait la paix avec la Pologne, gagne Kiev et la rive gauche du Dniepr, perd contre la Suède. Il fonde la capitale Saint-Pétersbourg au Nord, à l’embouchure de la Neva. Par une Sainte Alliance avec l’Europe Chrétienne, il combat la Turquie musulmane. L’expansion vers l’Est se poursuit vers l’Asie Centrale et la mer Caspienne.

*Sa culture est anticonformiste, il juge l’Eglise Orthodoxe nocive, ignorante, rétrograde. Il est initié aux savoirs scientifiques par des professeurs Allemands, des conseillers Suisses et Ecossais. Ses voyages en Europe sont centrés sur l’intérêt des techniques navales, la science militaire. Conscient du retard de son pays, il appelle des spécialistes étrangers dans tous les domaines savants, il pose les bases de la future Académie des Sciences à St Pétersbourg, développe l’imprimerie, ouvre des écoles de mathématiques, de science navale et militaire, envoie des jeunes boursiers en Europe. Il choisit des diplomates parlant le français ou l’italien, en usage dans les négociations internationales. Il affirme l’Européanité de la Russie et son appartenance naturelle au vieux continent

*Le revers de cette ouverture est une césure entre l’élite ultra minoritaire et le peuple pétri de folklore, de traditions orales, religieuses et xénophobes. Il est considéré comme le fossoyeur de l’identité nationale par les conservateurs. L’image d’un tyran oriental persiste encore dans la conscience occidentale, le servage n’est pas aboli, il n’y a pas de journaux, pas d’écoles, pas de médecins, pas d’universités. Il ne remet pas en cause le régime autocratique.

XVIIIème siècle : de la mort de Pierre-le-Grand (1725) à la mort de Catherine II (1796)

Cette période est d’une instabilité majeure avec la succession de 6 autocrates.

*L’expansionnisme est marqué par une variabilité d’alliance avec les autres puissances, les Habsbourg, la Prusse, la France. La Pologne est dépecée, la Russie conquiert les Terres Ukrainiennes, la Biélorussie, la Lituanie. Vers le sud, l’extension se fait dans les Balkans, la Crimée contre les tatars devient la nouvelle-Russie gouvernée par Potemkine.

*La Russie devient une redoutable puissance Européenne maritime, influente des mers du Nord à celles du Sud (Caspienne/mer Noire/Méditerranée).

*L’élite noble est de plus en plus influencée par les Lumières. Les familles aisées ont des précepteurs allemands, des gouvernantes françaises, des nurses anglaises. L’Etat s’engage à développer l’enseignement primaire (sauf pour les serfs) et secondaire. Voltaire devient membre honoraire de l’Académie des Sciences.

*Mais ces réformes sont imposées d’en haut, les autocrates règnent en despotes éclairés et non en monarques constitutionnels. Les élites isolées menacent l’identité russe, sont indifférentes à la cruauté du servage, sèment les germes de la contestation.

*La révolution Française entraîne un revirement brutal de Catherine II. L’Esprit des Lumières est rejeté, l’Egalité à la Française devient le monstre, la foi Orthodoxe un refuge et la Russie s’allie à la Catholique Autriche contre la France.

Le dilemme russe est alors total, s’ouvrir aux valeurs de l’Europe ou s’isoler et s’affaiblir à l’international.

  • La Russie vue par un diplomate français : sévère contre les élites russes opposées au peuple barbare ; « au premier coup d’œil, manières polies, engageantes, mais même barbares, habillés, décorés, excepté quelques individus ».
  • Diderot à Catherine II (1772) : « Vous voulez civiliser vos peuples, appeler des hommes de génie. Que produiront ces rares plantes exotiques ? Rien ! En tout, commencer par le commencement, mettre en vigueur les arts mécaniques, les conditions basses, cultiver la terre, travailler les peaux, fabriquer les laines, faire des souliers, parce que de ces conditions basses, il s’élèvera des maisons riches et des familles nombreuses ».
  • Herzen, historien du XIXème siècle : « le XVIIIème siècle a produit en Occident une génération merveilleuse, en particulier en France ; en Russie, ceux sur lesquels le grand vent avait soufflé ne devinrent pas de grandes figures historiques, étrangers dans leur propre pays, spectateurs passifs, gâchés pour la vierRusse à cause de préjugés occidentaux, gâchés pour l’Occident en raison de leurs habitudes russes ; ils apparaissaient comme superflus, superficiels, en trop ».

Fin XVIIIème siècle, 1796, milieu XIXème siècle 1856

*Paul 1er, fils de Catherine II : règne marqué par une fermeture politique intérieure, un soutien aux monarchies Européennes dans leur combat anti-français. Il est assassiné.

*Alexandre1er, empereur à 23 ans, est adulé par sa grand-mère Catherine II 

Il a le culte des Lumières, du bien et du juste, opposé aux servages, développe les Universités. Les idées de Constitution sur le modèle français ou américain progressent. Un sentiment d’appartenance commune permet des sommets réguliers avec les souverains Européens mais la méfiance britannique refuse son idée d’une armée Européenne de maintien de la paix. Son souhait d’une Sainte Alliance de 3 états, catholique (Autriche), protestant (Prusse) et orthodoxe (Russie) est refusé par l’Autriche, rebelle à l’idée de « fraternité des sujets ». La guerre patriotique contre Napoléon développe le sentiment de nationalisme moderne russe. Son règne est tourné vers l’Europe monarchique conservatrice et vers un immobilisme social et politique. Il meurt en 1825 sans héritier.

*Nicolas I, frère d’Alexandre 1er

Contrairement à Pierre-le-Grand et sa grand-mère Catherine II, il est influencé par des précepteurs haïssant les valeurs de 1789.

On note un paradoxe au cours de cette période : alors qu’existe une effervescence intellectuelle, avec une littérature proprement russe, des revues et une opinion publique embryonnaire, 2 courants opposés se font face ; un courant occidentaliste, chez la noblesse urbaine et un courant slavophile, il est question de protéger la Russie de la décadence idéologique venue d’Europe Occidentale, détruisant la civilisation et l’ordre Chrétien, de promouvoir l’autocratie, l’Orthodoxie.

La répression des activistes, la censure intellectuelle, l’interdiction de voyager, la surveillance policière amènent la révolte des décembristes issus de la noblesse exigeant l’abolition du servage, les libertés individuelles, dans la haine de la Prusse antilibérale, révolte impitoyablement réprimée par des condamnations à mort et des exils Sibériens.

Les Empires s’alliant au gré des intérêts commencent à se fracasser avec des conflits internationaux, en mer Noire, la Russie est vainqueur contre les Ottomans puis défaite en Crimée contre l’alliance franco-anglaise. Nicolas est assassiné en 1855.

Ecrit d’un philosophe Russe Piotr Tchaadaïev 1830-1836 : « Situés en les 2 grandes divisions du monde, entre Orient et Occident, nous appuyant d’un coude sur la Chine, de l’autre sur l’Allemagne, nous devrions réunir les 2 grands principes de la nature intelligente, l’imagination et la raison…l’expérience du temps est nulle pour nous ; les âges et les générations se sont écoulés pour nous sans fruit. On dirait, à nous voir, que la loi générale de l’humanité a été révoquée pour nous. Solitaires dans le monde, nous n’avons rien donné au monde, nous n’avons rien appris au monde, nous n’avons pas versé une seule idée dans la masse des idées humaines, nous n’avons en rien contribué au progrès de l’esprit humain et tout ce qui nous est revenu de ce progrès, nous l’avons défiguré. Nous avons je ne sais quoi dans le sang qui repousse tout véritable progrès…aujourd’hui quoi que l’on dise, nous faisons lacune dans l’ordre intellectuel ».

Tchaadaïev a été déclaré fou, placé sous contrôle médical et contraint au silence.

Fin XIXème siècle, 1914, entre Européanisation et Europhobie

Alexandre II, assassiné en 1881

Alexandre III, mort sans héritier en 1894 à 49 ans

Nicolas II, assassiné en 07/1917

– L’ouverture à l’Ouest et la France de Napoléon III est nécessitée par les réalités économiques, la révolution industrielle en Angleterre, France, Prusse s’oppose au retard de la Russie dans les domaines techniques et scientifiques ; la Russie fait des emprunts massifs de capitaux étrangers (obligations d’état, 70% d’origine française, 11 milliards de francs) et appelle des spécialistes étrangers (ingénieurs, négociants, industriels).

-L’intégration de nombreux diplomates d’origine étrangère.

-L’importation des idées révolutionnaires d’origine marxiste et le développement en Europe de colonies de contestataires russes, infiltrées par les services secrets russes.

 -la culture russe est à son zénith, en littérature, musique, peinture et se diffuse à l’Ouest. Mais la haine des valeurs occidentales est partagée par tous les tsars de cette période.

L’importance trop grande des étrangers stimulent rejet et protectionnisme. Il n’y a pas de progrès vers le constitutionalisme et le parlementarisme, les abonnés aux journaux étrangers sont surveillés, le mouvement panslave s’intensifie, cherchant à dominer les petits états slaves et à protéger la Russie contre la subversion idéologique, à maintenir la fidélité au tsar, à la foi orthodoxe et à ne pas rogner les prérogatives de la noblesse.

De 1917 à 1929

Les yeux toujours rivés sur le vieux continent, la Russie bolchévique ne se définit plus en référence à l’Europe ; se développe une inversion idéologique avec l’idée d’extension de la révolution à l’Ouest et d’abord en Allemagne.

Avec une économie exsangue à la fin de la guerre civile, les bolchéviques sollicitent les secours occidentaux dont « l’American Relief Association », malgré le sentiment de « citadelle fragile, victime de l’encerclement capitaliste » ; ils signent des concessions à des firmes étrangères contre des capitaux placés en Russie.

Les relations diplomatiques avec l’Occident reprennent avec des diplomates éduqués en Europe. La France a toujours des préjugés forts antisoviétiques, dus au non-règlement des emprunts russes.

Le traité russo-allemand de Rapallo en 1922 comportait une clause restée longtemps secrète, concernant l’apport technologique : installation d’armements allemands interdites par le traité de Versailles en territoire soviétique, de sites militaires allemands avec laboratoires d’expérimentations chimiques, école d’instruction sur la technique des gaz de combat, école d’aviateurs de chasse et école de chars. ; sites militaires fermés en 1933.

De 1928 à 1953

Staline méprisait l’Occident mais comme Pierre-le -Grand, était obsédé du retard technologique, il fait de l’Occident la norme à laquelle le retard est défini :

« Nous avons 50 à 100 ans de retard sur les pays capitalistes, il faut le combler en 10 ans ! »

Il normalise les relations avec les pays capitalistes aux ressources financières majeures, ouvre des ambassades et consulats, recherche des relations pacifiques, signe un pacte de non-agression avec la France, mais craint le rapprochement de l’Allemagne nazie avec les démocraties occidentales.

1935 : « nous pouvons vendre du blé aux uns et aux autres, pour qu’ils puissent se bagarrer, nous n’avons aucun intérêt à ce que l’une ou l’autre écrase l’autre ; intérêt à ce que leur bagarre soit la plus longue possible, sans victoire rapide de l’une sur l’autre ».

IL met en place des réseaux intellectuels en Europe chargés de séduire les penseurs de l’Ouest (écrivains soviétiques de renom, Isaak Babel, Ilia Ehrenbourg). La suite est plus connue avec le pacte germano-soviétique, ensuite rompu et 2ème guerre mondiale.

Années post-guerre : « La politique extérieure de Staline visait à maintenir la Russie en Europe, sa politique intérieure à la détourner de l’Europe ».

1953-1991

Kroutchev veut en finir avec les tensions de la guerre froide et souhaite une coexistence pacifique. Avec les gérontocrates suivants, la troïka avec Brejnev :

-contre-influence de l’Occident dans les pays en voie de développement, volonté de puissance sur tous les fronts E/O.

-stratégie d’affaiblissement de la cohésion de la communauté Européenne, saper l’entente Atlantique.

Le dynamisme politique et économique Européen met la Russie face à ses réalités négatives.

« Les jeunes diplomates russes se moquaient de Lénine prédisant le pourrissement du capitalisme et observaient que l’Ouest n’en finissait pas de pourrir et qu’il le faisait en beauté. »

– le souhait de libéralisation, les failles de l’armure idéologique, la question de l’inefficacité économique est concomitante à la dissidence intellectuelle, dans les années 70 (Sakharov fondateur du Comité de défense des droits de l’homme).

Mais la dissidence se divise, la querelle identitaire reprend, avec la divergence slavophile/occidentaliste, incarnée par Soljenitsyne pour qui « la conception occidentale de la liberté est inadéquate pour la Russie ».

Permanence de la même question fascinante depuis 150 ans. : comment s’ouvrir à la modernité de l’Occident, sur les plans techniques et économiques sans être contaminé par ses valeurs politiques et idéologiques et se condamner à disparaître.

1991-2023

Gorbatchev /Eltsine : la chute de l’URSS a permis un nouveau rapprochement Russo-Européen avec un projet d’adhésion commun autour du respect de la liberté, des droits de l’homme, du pluralisme.

Retour en arrière avec Poutine et sa paranoïa anti-occidentale, anti-OTAN, sa hantise de contamination et subversion politique, sa guerre contre les états est-Européens se rapprochant des normes Européennes (Géorgie/Ukraine), sa haine des valeurs prétendument universelles, son appel aux valeurs traditionnelles chrétiennes avec l’aide de l’Eglise Orthodoxe.

In fine, une chimère de grandeur Eurasienne, une folle nostalgie de l’Empire Russe soviétique et le sacrifice d’un destin de puissance Européenne.

Depuis le schisme de 1054, 969 ans de yoyo entre la Russie et l’Europe de l’Ouest.

 

« Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs) » de Marshall B. Rosenberg 

Initiation à la Communication Non Violente

Marshall B. Rosenberg était un psychologue clinicien américain né dans les années 30, créateur d’un processus de communication appelé : « Communication Non Violente, ou CNV ».  Il a travaillé dans le monde entier en tant que faiseur de paix. Il est décédé en 2015.

Cet ouvrage est la troisième et dernière édition.  Elle date de 2015. Ce livre présente à la fois sa méthode de travail et ses expériences.

Enfant à Detroit, il assiste à des émeutes raciales, découvre la violence dans les écoles, la rue et les familles. Il découvre également l’antisémitisme dont il est victime encore enfant. Il prend alors conscience de la souffrance.

Grace à une bourse d’étude il obtiendra un doctorat en psychologie clinique à l’université du Wisconsin. Il travaillera dans des prisons comme psychologue où il comprendra que la violence est souvent le fait de mauvaise communication.

Il interviendra dans des écoles de quartiers difficiles, des hôpitaux et des familles pour des problèmes de couples ou d’adolescents et des entreprises.

Plus tard, il sera appelé par des Etats notamment en Israël.

Disciple de Carl Rogers, inspiré par Gandhi, Martin L. King et le Docteur Schweitzer (et aussi par la bienveillance de ses grands-parents émigrés russes), Rosenberg met en place une approche de la résolution des conflits radicalement nouvelle : la CNV. Elle est née dans les années 60, de la pratique avec des gens qui souffraient, et de ses expériences.

Cette nouvelle éthique, basée sur la compassion, s’oppose aux médiations basées sur le consensus où selon Rosenberg les deux parties sont perdantes et frustrées. D’après lui, tous les humains ont les mêmes besoins, il suffit d’ouvrir son cœur, d’être dans la compassion, et le conflit se résout facilement.

Ecouter l’autre, comprendre sa demande et exposer la sienne, réfléchir, prendre son temps avant de parler, aller au bout de ses demandes, de ses besoins, voilà la clé du processus de résolution de conflit de manière positive.

Il faut une connexion entre les gens entre-eux, « un pont psychologique » (« l’Ahimsa » selon le principe de non- violence en Inde). Ce n’est pas ce que vous faites qui compte, mais la qualité de votre attention.

La CNV est une méthodologie simple pour apprendre à communiquer sans violence, elle est liée à l’empathie, à l’écoute profonde de l’autre et aussi de soi. Dans une société à dominante matérialiste et individualiste, la non-violence est une attitude positive mais qui bouleverse nos habitudes.

Pour y arriver, pour intégrer ce nouveau langage, Rosenberg a mis en place des formations. Aux Etats Unis d’abord (Centre de Communication Non Violente, œuvrant pour la paix), mais aussi dans le monde entier. Il existe un centre de formation à Lyon Vaise.

Marshall B. Rosenberg est l’auteur de quinze ouvrages dont « Les mots sont des fenêtres » est le best-seller. Il a reçu de nombreuses distinctions pour son travail en communication non violente.

 

« Assemblage » de   Natasha Brown

La narratrice est une jeune londonienne d’origine jamaïcaine, au sommet de sa réussite. Après des études à « Oxbridge » elle occupe un poste important dans une banque et une position enviée à la City. Elle est propriétaire d’un appartement dans un quartier branché, achète des œuvres d’art, et tout ce qui signe sa réussite. Elle est le modèle de l’ascension d’une jeune femme issue de l’immigration, et intervient parfois à ce titre dans les écoles.

Son petit ami est issu de la grande bourgeoisie londonienne. Elle est invitée à la garden party que ses parents vont donner dans la propriété familiale, à l’occasion de leur anniversaire de mariage. Ce roman raconte la très belle trajectoire de la narratrice arrachée par sa pugnacité, mais à quel prix. Depuis l’enfance elle cravache : huile de coude, on transcende, on surmonte, vous connaissez la chanson dit la narratrice. Cette invitation l’interroge, est-ce la vie à laquelle elle aspire vraiment, est-ce ce type de réussite. Elle mesure alors le poids des efforts qu’elle a fait pour en arriver là. Mais là c’est quoi.

Elle vit avec l’appréhension de l’erreur, du faux pas, et est taraudée par un racisme sous-jacent avec mépris de classe. Si elle est arrivée à ce poste c’est au nom de la diversité.

La narratrice nous communique son mal être par l’assemblage de tout ce qu’elle ressent de sa situation de femme noire, sa sensibilité, et par l’examen de toutes les facettes de sa personnalité si construite pour ne pas détonner. Qu’est-elle devenue dans tout cet assemblage ?

Qui est la femme derrière cette réussite. Un problème de santé, l’annonce d’un cancer du sein s’ajoute à son interrogation existentielle.

Ce livre peint la profondeur des failles dues à la couleur de peau et ce qui se cache derrière la tolérance et la convivialité. Il ne se lit pas comme une histoire linéaire, mais comme un assemblage de scènes, de paragraphes indépendants qui construisent le personnage ; l’angle de la réussite pour aborder ces questions est très intéressant. Il soulève des questions très creusées, mais étonnement on ne s’attache pas vraiment à la narratrice, distance peut être voulue pour donner un côté universel à l’histoire.

Roman vraiment intéressant. Après l’avoir refermé j’ai voulu en savoir plus sur l’auteure. Natasha Brown est une jeune londonienne d’origine jamaïcaine. Après des études de mathématiques à Cambridge elle a travaillé une dizaine d’années dans la finance, s’est fait une place importante à la City et a pris un congé pour écrire… son histoire.

 

« Mes fragiles » de Jérôme Garcin

« Ils sont là. Leur âme demeure, plane et s’obstine (…). Je leur parle, en silence, depuis si longtemps. »

Jérôme Garcin a déjà évoqué en 2011 le décès accidentel de son frère jumeau Olivier, la blessure terrible de cette perte à l’âge de 6 ans, celui où l’on apprend à lire et écrire, et la rupture d’un lien qui rend le deuil quasi impossible pour celui qui reste.

Dans « Mes fragiles » ce sont deux disparitions qui l’affectent aujourd’hui : 

*celle de son jeune frère Laurent atteint d’une maladie génétique due à un « chromosome X fragile » qui le rend dépendant et inadapté à la vie normale.  Le Covid va l’emporter.

*celle de sa mère « un jour ma mère a cessé de danser… » à 80 ans

Avec beaucoup de pudeur et sans pathos il évoque sa vie de famille jalonnée de ces disparitions, mais aussi de multiples joies vécues dans le cadre de leur maison de Bray sur Seine, et les souvenirs qui l’attachent à ceux-ci.

 


Café littéraire du 2 mai  2023
Nos coups de cœur

 

« Un chien à ma table » de Claudie Hunziger                               Prix Fémina 2022

Roman écrit à la première personne par Sophie, écrivain elle-même.
Elle vit, depuis 5 ans, avec son compagnon Grieg, une vie campagnarde dans une région de moyenne montagne désertée, probablement dans les Vosges.
Cette solitude au « Bois bannis » le couple la supporte de façon un peu distancée en compagnie de leur âne Buffalo qui les approvisionne en bois et nourriture.
Un soir, surprise par les phares d’une auto, étrangeté dans ce lieu, elle voit arriver devant sa porte une sorte de serpillière toute mouillée, boule de poil informe, une chienne sans doute maltraitée et abandonnée par la voiture en fuite.
Accueil intelligent de l’intruse, soins et attentions de Sophie, cette petite chienne répond Yes, son nouveau nom, à ce couple à la fois indépendant l’un de l’autre mais vivant ensemble depuis 60 ans et qui  « ….ne sont jamais d’accord sauf sur les folies »,  qui vont devenir « …d’étranges vieillards abritant un enfant ».Amour de la nature, des animaux et surtout d’une Liberté qu’ils façonnent à leur façon.

 

 « Voiles, une histoire, du Moyen-âge au XXème siècle » de Nicole Pellegrin

Nicole Pellegrin née en 1944 est une historienne et anthropologue, chargée de recherche honoraire au CNRS (IHMC/ENS Paris), spécialiste de la construction vestimentaire du masculin et du féminin ; co-fondatrice de la société internationale pour l’Etude des Femmes de l’Ancien Régime, collabore  à Musea (musée virtuel d’histoire des femmes et du genre).
Cet ouvrage sur les voiles a d’abord été publié avec le titre « Voiles une histoire du Moyen-âge à Vatican II » puis « Voiles, une histoire du Moyen-âge au XXème siècle ».

Le premier chapitre fait le tour des voiles masculins : contrairement à l’ethnocentrisme des médias focalisés sur le voile féminin, l’auteur montre qu’il s’agit d’une pratique massive au Moyen-Orient. Les Keffiehs ou autres enveloppes de tête du Maghreb, de Palestine, d’Arabie Saoudite, du Pakistan, les coiffes de chefs Africains, les chèches des hommes du désert sont effacés des analyses. En Europe, les pénitents, les moines, les deuillants du Moyen-âge ont été cagoulés, enveloppés jusqu’à la révolution française, le paysan breton portait capuchon. Et la cagoule du bourreau, du bandit, du casseur et du terroriste ? Couvrir son corps et sa tête définissait une place, une identité dans la société, mettait l’Autre à distance, créait un « espace d’autonomie et d’estime de soi ». L’islam est né dans des pays où le voilement du corps et l’injonction de retenue a été la règle bien avant la naissance de Jésus et Mahomet mais le Christianisme a « barré en priorité les femmes ».

Les 2 chapitres suivants sont centrés sur la norme chrétienne du voilement féminin, dont Marie est le modèle, parcourent deux millénaires d’histoire, du IIIème siècle aux règles liberticides imposées aux veuves jusqu’au milieu du XXème siècle. L’antériorité de la question est soulevée en évoquant les pourfendeurs de l’excès et du luxe chez les auteurs latins Cicéron et Ovide et le rôle des textes fondateurs de l’Apôtre Paul puis au IIIème siècle des  pères de l’Eglise, Clément d’Alexandrie, Tertullien, Cyprien. Leurs chapitres entiers consacrés à un « bout de chiffon et quelques touffes de cheveux », dont la cible principale est la chevelure féminine et la pudeur, paraissent plus sévères que les sourates initiales du Coran. La « femme corruptrice du monde est leur obsession, même si les hommes sont leurs gardiens ». A travers la description d’œuvres d’art, l’auteur parcourt les représentations du voilement de Marie, influencées par les idéologies religieuses et politiques.

Elle aborde ensuite le voilement des filles et des femmes dans l’univers des rituels catholiques, les passages à l’état nubile puis matrimonial. L’aube blanche de la communiante et de la mariée se généralisent au XIXème siècle, symboles de pureté, de séduction, mais aussi objet de mode et coût pour certains. Quant aux veuves, dont « la marginalisation sous le joug de voiles et mantes de deuil, porteuses de la mémoire du mort et de l’honneur de la famille », elles ont subi le contrôle social jusqu’au lendemain de la 1ère guerre mondiale. Mais l’auteur analyse aussi l’hypothèse que le « deuil éternel volontaire pouvait être un moyen d’affirmer son statut social et une occasion d’acquérir une indépendance juridique et parfois économique ».

Le chapitre IV entre dans le monde clos des religieuses où l’habit de religion a de multiples fonctions : « outil de néantisation de l’individu, étendard identificateur d’un groupe, uniforme et armure protectrice ». On quitte peu le regard et les textes masculins, « auto-promus experts en habits féminins depuis le XVI ième siècle, que les partisans du voile musulman pourraient leur envier ». Si le voile est une contrainte consentie, une revendication centrale pour les plus assoiffées d’austérité et d’intériorité, la réclusion monacale peut-être imposée par une famille et le voile une détestation dans ces cas de « vocation forcée ». Il peut être néanmoins un « signe d’élection, un privilège social des femmes fortes, un instrument de revanche pour contrer l’ordre des sexes ». Au XVIIIème siècle, on assiste au déclin des entrées en religion, la littérature profane s’est emparée du sujet avec Diderot (La Religieuse) puis avec Victor Hugo (Les Misérables).  La déchristianisation a fait sortir les religieuses des couvents avec l’apparition de nombreuses congrégations, la « bonne sœur » du XIXème siècle, discrètement voilée devient le symbole des vertus maternantes, en charge de nombreux hôpitaux, aux côtés des nouvelles porteuses de voiles, les infirmières laïques en blanc, que la première guerre mondiale va porter aux nues.

Le chapitre V et dernier chapitre fait le tour de France des voiles et coiffes féminines à travers l’histoire, rappelle la hiérarchie des apparences. L’auteur rapporte ensuite de nombreux témoignages de voyageuses françaises en terre musulmane à l’époque coloniale ; ces femmes, ignorant les voiles masculins, restent aveugles à leurs propres enfermements vestimentaires et ne sortent pas  d’un discours orientaliste, leurs remarques ou critiques portant seulement sur la dimension esthétique.

« Tenant pour acquis que le voile des femmes est le marqueur de valeurs communes et précises, soumission à l’ordre patriarcal », Nicole Pellegrin propose une histoire longue de cette panoplie féminine, de ce vêtement dit religieux, qui peut être un instrument d’embellissement autant que de camouflage ; des diaphanes soieries de l’Empire au turban de Simone de Beauvoir, au fichu de Brigitte Bardot, du foulard de la Reine d’Angleterre à celui de la femme turque réislamisée, « décor du visage ou du corps et non plus son cache, mais toujours exaspérant la verve des prosélytes de la charia, des laïcards d’aujourd’hui et prêtres catholiques de l’ancien temps ». Les « voiles dits musulmans » ne sont pas au cœur de sa recherche mais permettent le questionnement par le retour sur notre histoire plurimillénaire.

 

« Les Partisans – Kessel et Druon, une histoire de famille »   de Dominique Bona

 Joseph Kessel est le fils de Samuel Kessel, médecin juif d’origine lituanienne (alors russe) et de Raïssa Lesk d’une famille juive établie à Orenbourg en Russie, sur le fleuve Oural.
Bien que né en Argentine où son père a été en poste quelques années, Joseph Kessel a passé son enfance à Orenbourg. Toute sa vie, il gardera l’empreinte profonde du peuple russe, des chanteuses tsiganes. Il aime par-dessus tout se mêler au peuple, aux musiciens. C’est un être de passion. Il boit beaucoup, sans jamais être ivre, il fume cigares et cigarettes, il sera marié trois fois tout en ayant de nombreuses maitresses.
A côté de lui, toujours, Maurice Druon, qui est le fils naturel d’un jeune frère de Kessel, Lazarre Kessel. Maurice Druon ne sera jamais reconnu par la famille Kessel. Mais, lorsqu’il a sept ans, sa mère alors divorcée, épouse René Druon qui va adopter le jeune Maurice, l’aimer et l’élever comme un père.
Joseph Kessel et Maurice Druon seront toujours très liés, malgré leurs différences. Alors que Joseph Kessel mène une vie débridée, Maurice Druon est beaucoup plus classique et rangé.
Plus tard, il acquiert une belle célébrité avec en particulier la saga des « Rois maudits », il est nommé ministre des affaires culturelles, entre à l’Académie Française puis est nommé secrétaire perpétuel de cette institution vénérable. A ce titre, il occupe le logement réservé au 1 quai de Conti et se glisse avec délices dans les ors de la République.
Joseph Kessel et Maurice Druon ont ensemble participé à la Résistance en Angleterre. Ils ont écrit le Chant des partisans sur la musique d’un très ancien chant de guerre russe, « Patisanski ». On assiste à la gestation des grands livres de Kessel : les cavaliers, le Lion, Mermoz…On côtoie Romain Gary, Albert Camus, Edmonde Charles-Roux, Germaine Sablon.
C’est un livre passionnant sur des personnages aussi passionnants qu’attachants qui ont marqué de leur empreinte un pan de notre histoire.

 

« La voix de la vie » d’Edith Bruck

Cet ouvrage regroupe des poèmes en vers écrits entre 1975 et 2021. Il est paru en novembre 2022 chez l’éditeur Rivages. Introduits par une préface de l’auteur et un avant-propos intéressant du traducteur René de Ceccatty, les textes sont parus à l’origine en Italie.
Le recueil est structuré en quatre parties.

Dans la première partie, nommée « Tatouage », le lecteur trouve une poésie de la guerre et de la mort. Les mots « sang, mort, armées, fuir, haine » rappellent le lexique des camps de concentration, qu’a connus Edith Bruck. Mais ce n’est pas une poésie du désespoir. Edith Bruck y raconte l’expérience de sa vie. Le poème n’y est pas que musical, car chaque pièce va raconter une histoire. Cette partie présente aussi quelques poèmes plus doux, comme « Vas-y », avec, cette fois, le vocabulaire de l’amitié et de la tendresse (« sourit, tendre, réveil »). Les titres sont souvent donnés par le début des poèmes.

La deuxième partie, appelée « Pour la défense du père », se caractérise par la brièveté de ses compositions : les différentes pièces y sont très courtes. Elle compte un certain nombre de poèmes avec « Il y a », répété, soit au début, soit à l’intérieur du texte. Le lecteur rencontre là une poésie de l’énumération et des répétitions.

La troisième partie, désignée par le titre « Monologue », est constituée, pour la plupart, de poèmes d’amour pour son compagnon. Mais, même dans ces poèmes d’amour, on trouve souvent des termes comme « mourir, cicatrice, pleurer, Auschwitz », ou encore « victime, séisme, peur ». Les textes sont de longueur très diverses (de quatre vers à plusieurs pages).

La quatrième partie, intitulée « Temps », rassemble des poèmes imprégnés par la mort et la vie à la fois. L’auteur y mentionne Dieu, « s’il existe ». Les titres sont des fondamentaux : l’homme, la paix, la liberté d’expression, l’éducation.

Survivante des camps de concentration, Edith Bruck présente à son lecteur une poésie très personnelle, aux accents de vérité, empreinte de naturel et de simplicité. Elle s’inspire de sa vie. C’est une poésie qui sait retenir son lecteur, et dans laquelle on entre vite et avec facilité. C’est un recueil qu’on lit avec plaisir.

 

On a bien aimé aussi


«La Plus Secrète Mémoire des Hommes » de Mohamed Mbougar Sarr                            Prix Goncourt 2021

En 2018 Diégane Latyr Faye, jeune écrivain Sénégalais, découvre à Paris un livre mythique paru en 1938 « Le Labyrinthe de l’inhumain ».
On a perdu la trace de son auteur qualifié en son temps de << Rimbaud Nègre>>depuis le scandale que déclencha alors  la parution de son texte.
Diégane s’engage alors fasciné sur la piste du mystérieux TC ELIMANE où il affronte les grandes tragédies que sont le colonialisme ou la  Shoah. 
Du Sénégal  à la France en passant par l’Argentine, quelle vérité l’attend au bout de ce labyrinthe?
Le jeune auteur va fréquenter beaucoup de jeunes auteurs africains qui s’interrogent sur la nécessité de la création à partir de l’exil. Il va surtout  s’attacher à deux femmes : la sulfureuse Siga , détentrice de secrets et la fugace photojournaliste Aïda
« La plus Secrète Mémoire des Hommes » est dominé par l’exigence du choix entre l’écriture et la vie ou encore le désir de dépasser la question du face à face entre l’Afrique et l’Occident. 
C’est un grand chant d’amour à la littérature et à son pouvoir intemporel et universel.

 

 « Une sortie honorable » de Éric Vuillard

L’auteur évoque d’une belle écriture non dépourvue d’ironie la période de l’Indochine française qui se terminera par la catastrophe de Dien Bien Phu, et l’arrivée des américains.
Une série de portraits et d’épisodes nous rappellent cet évènement le plus meurtrier du siècle.
Tout part du désastre de Cao Bang, une plantation d’hévéas gérée par Michelin depuis 1928, en déshérence, plus d’approvisionnement par les airs, les ouvriers ne sont plus payés, arrive Hô Chi Minh créateur du Parti communiste Vietnamien.
A l’Assemblée Nationale, Edouard Herriot ouvre les débat sur la négociation ou non avec Hô Chi Minh, portrait de cette Assemblée bien lointaine du sujet et peu apte à apporter une solution, plus préoccupée par les inter séances gastronomiques que par le sort des vietnamiens.
Le Vietnam si éloigné, contribue à la reconstruction de la France, par le produit des mines de charbon, étain, gisements aurifères et plantations de caoutchouc
etc… sous la houlette de la Banque d’Indochine qui gère uniquement la partie financière.
L’Armée qui va intervenir dans un contexte désespéré et bien éloigné de ce en quoi elle peut agir : interview du Général de Lattre de Tassigny à l’ONU le démontre, sans effet sur le sujet. Il y  laissera sa vie.

 

« La promenade » de Robert Walser

C’est le livre d’un homme qui a le temps. Un temps furtif et aussitôt perdu. Un temps qui se renouvelle, qui est à renouveler au gré des pas et des rencontres avec en tête le souci du détail, du détail qui dit quelque chose de la personne et de la situation au point que l’auteur lui-même aime à se commenter, à se critiquer, à se faire des remontrances. Le lieu, la chose vient à la rencontre de la personne de l’auteur, c’est la vie dans sa manifestation qui frappe à la porte de l’oreille, qui scintille à l’œil du promeneur. Robert Walser nous promène dans le dédale de ses approches, de ses pensées à propos de toutes choses, il parle de ce qu’il rencontre comme Proust parle du sentiment que peut éprouver Swann. Il a aussi quelque chose du farceur, de l’impertinent, du potache qui ne se lasse pas de jouer de son intelligence, que ce soit avec un libraire ou un banquier, qui se joue d’une situation nouvelle comme de recevoir de l’argent d’admiratrices, qui crée une situation nouvelle et sarcastique en demandant au libraire à voir le denier livre le plus demandé et qui s’en moque comme pour s’amuser de ce qui n’existe pas pour lui, pourtant homme de lettres mais peu reconnu.. Il lutte contre les éléments ; la promenade, la rencontre, une situation nouvelle sont des éléments qui font partie de ces épreuves et il dit : « Je pense que la lutte seule est belle. »
Le lecteur est invité à l’accompagner dans sa déambulation et à être témoin de ses indignations, notamment celle devant l’enseigne d’une boulangerie qu’il trouve pompeuse, tapageuse, fanfaronne. C’est l’occasion pour lui de commenter une certaine marche du monde, de montrer comme il s’inscrit dans celle-ci de manière critique et amusée, comme un enfant taquin et lucide. Succession de scènes commentées : un enfant parmi les enfants et les adultes : « Les enfants sont célestes, dit-il, parce qu’ils sont toujours dans une sorte de ciel. »
C’est aussi l’occasion de voir une jolie femme à qui il prête une vie, qui en fin de description et de l’aveu de celle-ci ne lui correspond pas, mais tant pis la fiction a donné durant un moment l’illusion que cela pourrait être.
Et c’est au tour d’une boucherie, d’une épicerie, d’un estaminet d’être l’objet de commentaires élogieux ou critiques. Robert Walser se voit comme un officier de police, comme un général d’armée, comme un Tribunal d’Empire qui mènerait bataille au moyen de ses écrits. Il peut aussi se voir comme, je cite : «  un voyou amélioré, un vagabond, maraudeur, fainéant ou chemineau plus raffiné. »
Et au détour d’un chemin, un être redouté apparait. Un de ces êtres qui hantent l’esprit des enfants quand on les rencontre dans des contes. Celui-ci s’appelle Tomzack – Walser ne manque pas de faire remarquer que ce nom dans sa phonologie a quelque chose d’inquiétant. Il est la personnification du malheur et de la douleur, l’être de tristesse qui effraie l’humanité depuis la nuit des temps. Ils se quittent non sans que l’auteur souhaite à ce personnage de la nuit obscure et effrayante un paradoxal : « Porte-toi bien. » Une façon de rappeler qu’il peut demeurer une humanité dans le pire.
Il retrouve la douceur de la sente bucolique dans le silence sylvestre des bois. L’enfant heureux est de retour dans la beauté paisible d’une sorte de nirvana, dans un jardin d’Eden. Il nous rappelle que nous sommes dans l’écriture, la fantasmagorie est là dans les mots, fabriquant l’illusion, transformant la réalité, la mettant à la mesure des rêves où l’on rencontre un excès de luxe et volupté pour reprendre les vocables d’un autre poète. Il projette sur les êtres féminins, un moment rencontrés, une vision de grandeur, et l’instant qui suit il revient à des obligations triviales : costume à tailler, impôts à payer, lettre à poster, cheveux à couper. Il prend de nouveau le lecteur à témoin de sa littérature, rappelle qu’il est aussi là pour manger, mais c’est là aussi un sujet d’angoisse, toujours pris dans un conflit entre le plaisir et l’obligation, comme l’enfant obligé de finir son assiette que les parents viennent consoler après l’avoir effrayé.
Et comme pour se libérer d’une pression, d’une oppression, il  nous fait partager une lettre à un homme de pouvoir où il emploie l’anaphore « des gens comme vous » à chaque critique comme un spasme délivrant. Car on le voit, Walser est en butte, en lutte contre ce qui empêche de vivre, hormis ce temps de cheminement, du retour sur soi et de l’emploi du temps, de la façon d’être avec les êtres, de la critique des choses qui ne vont pas. Il s’acharne sur les détails. Plus tard, dans un ouvrage intitulé « Microgrammes » il détaillera dans un luxe infini les petites choses, leur donnant dans la manière d’écrire elle-même un espace le plus petit possible où faire tenir les caractères.. La promenade, c’est comme l’écriture, c’est un exercice de précision, on rend compte de ce qu’on voit dans les détails. La promenade, c’est comme la critique, on rend compte de ce qui ne va pas, de ce qui ne plait pas dans les détails, et de ce qu’on admire. « C’est avec la plus grande attention et sollicitude que celui qui se promène doit étudier et observer la moindre petite chose vivante, que ce soit un enfant, un chien, un moucheron, un papillon, un moineau, un ver, une fleur, un homme, une maison, un arbre, une haie, un escargot, une souris, un nuage, une montagne, une feuille, ou ne serait-ce qu’un misérable bout de papier froissé et jeté, où peut-être un gentil bon petit écolier a tracé ses premières lettres maladroites. »
On le voit, Walser définit la promenade comme la recherche d’un infini horizon au bord du détail, comme on pourrait dire : Le diable se cache dans les détails.
Le promeneur peut aller jusqu’à s’étourdir, jusqu’à se fondre dans ce qui l’entoure, atteindre un chaos et possiblement perdre connaissance. Rober Walser hallucine, rencontre des géants, parle à des chanteuses et des actrices, entre dans un monde fantastique fait de calculs et de candeurs, de conflits et d’apaisements, d’hallucinations et d’envoûtements. « En cet instant de braise, j’étais braise moi-même. » ou « La terre devenait un rêve, moi-même j’étais devenu quelque chose d’intérieur et je me déplaçais comme à l’intérieur de quelque chose. Tout extérieur se perdait, et tout ce que j’avais jusque-là compris était incompréhensible. »
Robert Walser est un enfant voyageur, récoltant ici et là matière à rêveries, à fantasmagories, à espoirs et à renoncements pour aller plus loin. Et il a conscience que quelquefois il va trop loin, comme s’il entrevoyait des limites qui s’il les franchissait, ne lui permettraient pas de revenir. Parce qu’il veut rester auprès de son lecteur qui d’une certaine façon lui sert de garde-fou : « Il est impossible de se persuader qu’on ait le droit d’en vouloir aux gens et aux institutions, parce qu’ils ne tiennent pas compte de l’humeur de qui éprouve le désir de se perdre dans l’Histoire et la Pensée. ». Gardons-nous de nous approcher de trop près de l’abîme pourrait-on traduire.
Robert Walser est aussi un moraliste ; il juge, il apprécie, il conseille, il invective. Le monde peut trouver grâce à ses yeux ou tomber en disgrâce : bâtiments, vêtements, comportements sont jugés à l’aune d’un officier de police, d’un général d’armée, d’un Tribunal d’Empire comme il aime à se considérer lui-même. Et en fin de promenade c’est une volée de mots et de situations, une féerie d’un monde qui finalement se veut bien ordonné, là aussi une façon d’éviter le chaos.
Robert Walser a marché, il a senti la terre trembler sous ses pas, il a vu vibrer tout ce qui l’entoure. Et sur ce chemin de promenade, il a éprouvé ce sentiment de finitude, l’arrivée au bout du chemin. « Considérant la terre, l’air et le ciel, je fus saisi de l’idée morose, irrésistible, qui me contraignit à me dire qu’entre ciel et terre, j’étais un pauvre prisonnier, que tous nous étions lamentablement enfermés de la sorte, que pour nous tous il n’y avait nulle part un chemin menant dans l’autre monde, sinon ce chemin unique qui nous conduit à descendre dans le trou sombre, dans le sol, dans la tombe. ». Robert Walser a emprunté le chemin de la mélancolie, sans doute est-ce ce qui l’a détourné d’un chemin dans la folie, même s’il a voulu vivre les vingt-sept dernières années de sa vie dans un hôpital psychiatrique. Par choix, pour s’éviter les frayeurs des hallucinations trop violentes, ou peut-être l’envoutement de désirs trop charmants.
J’ai lu « La Promenade » en 2013. Je voyageais en Suisse alémanique à la recherche d’un passé fantomatique. Je l’ai lu avidement dans un café portant lui-même le nom de « La Promenade », dans une petite ville à mi-chemin de Zurich et de Saint-Gall, non loin du lac de Constance, Frauenfeld. C’était comme une déambulation à la recherche d’un visage perdu. Toute cette Suisse alémanique à laquelle je suis attaché a vu des personnalités cheminer dans la pensée, explorer des terrains de rêverie : Tzara, Jung, Walser, parmi d’autres.
Un écho de France culture m’a rappelé récemment cette présence et cette disparition. Et j’ai relu « La Promenade ».

 

« Beyrouth-sur-Seine » de Sabyl Ghoussoub                          prix Goncourt des lycéens 2022

Sabyl Ghoussoub est journaliste et écrivain. Il propose un roman écrit à la première personne, dont le projet est clairement autobiographique. A travers des entretiens conduits avec  ses parents, il s’efforce de comprendre sa famille d’une part et le Liban d’autre part.
Cependant, il l’annonce tout de suite « La vie de mes parents, c’est comme la guerre du Liban. Plus je m’y plonge, moins j’y comprends quelque chose…Trop de dates, d’évènements, de trous, de silences, de contradictions ».
C’est en effet une entreprise bien ambitieuse que d’arriver, même avec le témoignage vécu des protagonistes, à dégager un avis objectif sur ce pays que des guerres ou des conflits incessants ensanglantent depuis presque cinquante ans. Où sont les bons, où sont les méchants, difficile à dire et ce n’est pas le livre de Sabyl Ghoussoub, pour intéressant, informatif et sans doute de bonne foi qu’il soit qui permet d’en avoir une vision claire.
La construction de l’ouvrage, en chapitre courts, selon une chronologie non linéaire qui fait alterner les souvenirs des parents, de leur mariage, de leur  arrivée à Paris, de leurs allées et retours au Liban, avec ceux de l’auteur né à Paris en 1988, mais très investi dans les évènements qui secouent constamment celui  qu’il considère comme son pays, avec le récit des engagements de certains membres de sa famille, qui dans les phalangistes, qui dans  les factions pro palestiniennes, la construction, donc, rend bien compte de l’imbroglio libanais . Cependant, elle n’apporte pas, pour moi, une réelle spécificité à l’expérience d’immigration des parents qui ressemble beaucoup à celle de tous les immigrés sans que l’on sente ce que les libanais exilés ont de particulier puisqu’ils ne sont en fait jamais détachés complètement de leur pays où ils retournent fréquemment. C’est peut-être imputable au fait que Sabyl Ghoussouf ne livre pas son point de vue, pas plus sur sa famille que sur le Liban. Finalement, un point de vue plus factuel qu’émotionnel.
La lecture du récit de Sabyl Ghoussoub permet toutefois de remettre un peu d’ordre dans l’histoire actuelle du Liban et d’en mesurer l’incroyable complexité. Elle a souligné aussi, avec la difficulté extrême de la vie des Libanais, leur attachement vivant à leur pays.
Un ouvrage intéressant et honnête.

 

On a moins aimé

« Mourir à Ainay » de Jacques Morize

L’auteur, dirigeant d’entreprise, s’est installé à Lyon avec sa famille en 2001. Il a alors imaginé la série littéraire du  « commissaire Séverac », dont chaque épisode se déroule dans un arrondissement différent de Lyon. 

Nous avons donc :
pour le 5e arrondissement, Les Macchabées de Saint-Just,
pour le 9e, Rouge Vaise,
pour le 4e, Crimes à la Croix-Rousse,
pour le 1er, Le Fantôme des Terreaux,
pour le 6e, l’Inconnu de la Tête d’Or,
pour le 3e, Le Diable de Montchat,
pour le 8e, Les Martyres de Monplaisir, et
pour le 2e, Mourir à Ainay.

Abel Séverac est commissaire à la Police judiciaire de Lyon. Séparé  de sa femme, père de trois enfants, c’est un homme d’action, qui aime boire, bien manger et profiter des rencontres que son célibat lui permet.
Le roman serait à classer plutôt du côté de San Antonio que du commissaire Maigret. L’intrigue est compliquée -on l’oublie un peu dans le feu de l’action!- les caractères, rapidement esquissés, mais les références aux monuments du quartier, aux restaurants, sont plutôt exactes.
Les allusions à la composition de l’équipe de la PJ permettent de bien la situer au 21e siècle, avec la jeune collaboratrice belle à couper le souffle et très compétente, la capitaine Sensibon, les flics dévoués Culbuto et Javelas. La « Maison Poulaga » s’enrichit d’une nouvelle recrue, une Beurette très méthodique et efficace qui trouve vite sa place dans l’équipe.
En résumé, un polar qui se lit vite, dans une série qui permet de se faire une idée d’un quartier de Lyon, et de son atmosphère.

 

Café littéraire du 4 avril  2023
Nos coups de cœur

« Le chat, le général et la corneille » de Nino Haratischwili

Nino Haratischwili est née en 1983 à Tbilissi (RSS de Géorgie), s’est installée à Berlin en 2003, pour des études théâtrales ; elle est écrivain, auteur dramatique, réalisatrice, metteur en scène. Ecrivant en Allemand, elle est traduite en de nombreuses langues, a reçu des prix prestigieux, en Allemagne (prix littéraire Friedrich Schiller en 2019) et en Géorgie ; remarquée en France pour « La huitième vie ». L’éditeur américain Harper Collins a acquis les droits d’auteur du dernier roman encore inédit de Nino Haratischwili, « The Lack of Light » « (Une tâche de lumière »).
Sur fond de guerre Russo-Tchétchène, ce thriller géopolitique et psychologique, nous emmène à Berlin, Moscou, la Géorgie et une base militaire russe retirée dans la montagne Caucasienne. Chaque chapitre est daté et attribué à un personnage qu’on suit à 20 ans de distance.
*En 1994 dans une vallée reculée, la sauvage Nura, jeune fille Tchétchène révoltée par l’autorité familiale et les règles de la communauté, rêve de partir, tout en craignant de laisser à sa jeune sœur et à sa mère l’image d’une « brebis galeuse de l’aoul » ; elle a trouvé, auprès de la Russe Natalia Ivanovna, un souffle de liberté pour voir au-delà de ses montagnes. Épouse d’un Tchétchène, cette Russe a sillonné avec lui les villages isolés et ouvert aux enfants une malle aux trésors pleine de livres et de films du monde entier. Veuve, sur le point de renoncer, elle a croisé la fougueuse adolescente et lui accroit son vif désir d’ailleurs.
*En 1995 à Moscou, Malich un jeune Russe, épris de littérature et d’arts, harcelé par les « durs » de son quartier, rêve d’études et d’un autre monde que celui où sa mère veut le conduire. Malgré sa formation de scientifique, elle l’élève dans le culte sinistre de son défunt mari, militaire héros de l’Afghanistan, des médailles et insignes militaires. Il rejette cette obsession sinistre, au sein d’une « Union soviétique écroulée comme un éléphant sénile et moribond ». Mais dévasté par un chagrin d’amour, il signe son départ à la guerre en glissant des livres dans le vieux sac de son père, « seuls compagnons de route sur le chemin périlleux qui l’attend », même s’il sait « qu’ils vous collent une étiquette de mauviette ».
*2016 et 20 ans plus tard, on découvre les trois autres personnages, Le Chat, la Corneille, le Général et le roman navigue entre Berlin et Moscou.
-Sesili, est une comédienne surnommée « le Chat » par sa famille d’émigrés Géorgiens de Berlin, à l’humour et la vitalité désespérés. Tiraillée entre l’Occident et le Caucase de ses racines, elle est contactée par un mystérieux émissaire lui proposant de jouer dans une courte vidéo le rôle d’une disparue dont elle est l’étonnant sosie, moyennant de généreux subsides.
-Alexander Orlov, riche oligarque russe à l’origine de cette requête, connu sous le nom du « Général », charge Onno Bender, journaliste d’investigation Allemand au sobriquet de « La Corneille », de la convaincre. Bender a tenté en vain d’enquêter sur l’empire financier d’Orlov et son trouble passé militaire.
– On apprend au milieu du récit, que la jeune Tchétchène Nura a été violée et tuée par plusieurs soldats d’une base Russe, qu’un procès n’avait pas réussi à établir les responsabilités, que l’avocat de la victime avait été abattu à Moscou, que les soldats avaient refait leur vie ; que l’un deux, appelé « Le Général » sans qu’il en ait le grade est devenu un oligarque très puissant, ayant refusé de dire ce qui s’était passé, notamment à sa fille adorée ; celle-ci ayant noué une relation avec le journaliste Allemand enquêtant sur cette époque et son père, se suicide.
Cette saga ne relève pas du roman policier ni d’une histoire de vengeance. On assiste à l’emprise de ces anciens soldats par le Général et son dessein de les retrouver à la frontière Russo-Tchéchène; tout puissant, il les convoque : pour un châtiment ou un suicide collectif ?
Sésili, la jeune comédienne sera témoin de cette soirée d’apocalypse, après avoir recueilli sa vérité du Général lors d’une promenade en barque, dans les brumes de la montagne Caucasienne.
Ce roman coup de poing est une fresque palpitante sur fond d’effondrement soviétique, entre les dévastations causées par les guerres qui perdurent dans les familles longtemps après la fin des conflits et le désir d’expiation quand plus rien ne demeure que la culpabilité des crimes commis.
Ce roman est inspiré de l’affaire Boudanov, colonel russe meurtrier engagé dans la guerre de Tchétchénie. Après un premier procès où le procureur avança l’irresponsabilité pénale pour coup de folie, Boudanov fut rejugé, incarcéré, libéré précocement et abattu par un Tchétchène dans une rue moscovite en 2011. Le cas de cet homme, adulé par des nostalgiques de la puissante armée russe, haï par d’autres, a agité la Russie entre le meurtre de la jeune fille, Elza Koungaïeva, en 2000, et celui du militaire.

 

« La violoniste d’Auschwitz » d’Ellie Midwood

Ellie Midwood vit à New-york. Elle est diplômée de linguistique, mais se consacre à l’écriture. Son intérêt pour la 2de guerre mondiale lui vient de son grand-père qui a combattu sur le front biélorusse.
La violoniste d’Auschwitz se présente comme un roman, mais il est inspiré par une histoire vraie et l’auteur a totalement respecté la vérité historique des différents personnages.
La violoniste d’Auschwitz, c’est Alma Rosé, violoniste star de l’orchestre philarmonique de Vienne, mais juive. Ce qui lui vaut d’être déportée à Auschwitz en 1943, où elle atterrit au bloc des « expériences médicales ». Alma constate que, d’après son numéro matricule, ce sera bientôt son tout de subir ces expériences. Elle se hasarde à demander à la surveillante si elle peut avoir un violon, pour jouer une dernière fois avant de mourir. Demande accordée. Alma joue et tout son bloc est transporté. S’organisent alors dans ce bloc, des soirées dont la réputation se répand dans tout le camp. Dans ce camp, les SS avaient organisé un semblant d’orchestre pour leur plaisir. A la demande des membres de cet orchestre, Alma se joint à elles et surtout, va faire travailler ces musiciennes qui n’étaient que des amateurs. Les SS sont tellement enchantés du résultat qu’Alma va être extraite du bloc des expériences et va avoir quelques privilèges pour elles et ses musiciennes. Et surtout, au prétexte qu’il lui manque des musiciennes, elle va arracher plusieurs femmes à la chambre à gaz. Se joindra à l’orchestre un merveilleux pianiste Miklos.
Mais, Auschwitz est toujours Auschwitz. Lorsque le bloc de Miklos va à la chambre à gaz, Miklos ne veut pas profiter de son statut de musicien et part lui aussi.
Alma est inconsolable, très affaiblie par le typhus. Elle finira par se suicider.
Un livre bouleversant. On ne peut qu’admirer le courage d’Alma qui, à plusieurs reprises, tiendra tête aux SS.

 

« La vengeance m’appartient » de Marie NDiaye

Maître Suzanne avocate de 42 ans vient d’ouvrir un cabinet à Bordeaux ; pas trop de client pour l’instant. Un fait divers fait la une des journaux : Maryline Principaux a commis un infanticide, elle a tué ses trois enfants. Son mari Gilles Principaux prend Me Suzanne comme avocate pour défendre sa femme. Celle-ci est très étonnée qu’il charge une avocate inconnue de ce procès, mais voilà une affaire qui va faire parler d’elle et sauver son cabinet. Me Suzanne, lorsqu’elle rencontre Gilles Principaux est persuadée de l’avoir déjà vu, sans toutefois retrouver le souvenir qui lui est associé.
Ressurgie une matinée enchantée passée dans la chambre d’un garçon de 14 ans alors qu’elle en avait 10, elle accompagnait sa mère femme de ménage. Que lui est-il arrivé lorsqu’elle s’est retrouvée seule dans cette chambre… Ce garçon pourrait-il être (ou pas) son client ? A-t-elle alors vécu le plus beau moment de sa vie, ou a-t-elle été ravie au sens d’abusée ? Elle ne parvient pas à cerner cette scène qui lui est arrivée il y a 30 ans.
Cette histoire de Maryline Principaux la bouleverse, comme la présence de son mari dans son bureau. Cet infanticide sera le point de déstabilisation d’un quotidien morne.
Me Suzanne a peu d’amis, elle a eu une liaison avec un avocat auquel elle reste très liée. Il a une petite fille Lila que Me Suzanne considère presque comme sa fille.
On ne sait pas grand chose de Me Suzanne, elle est plutôt ingrate physiquement, on ne connait pas son prénom, l’initial de celui ci paraitra tardivement H. Mais on ne quitte jamais son for intérieur, on voit les événements à travers le prisme de son regard et de sa perception. Ses études et son métier l’ont sortie de son modeste milieu social, mais pourquoi ses parents ne sont-ils pas plus fiers de la réussite de leur fille ?
Me Suzanne se sent coupable et responsable de tout. Elle emploie chez elle une mauricienne, Sharon, qu’elle fait travailler à temps plein alors qu’elle n’en a pas les moyens. Sharon n’a pas de papier. Me Suzanne prend en charge son dossier de régularisation et lui réclame en vain son certificat de mariage, Sharon est fuyante.
Le réel se perd dans les fictions que l’avocate échafaude à partir de ce qu’elle lit dans la presse sur la meurtrière. Elle se projette. Pourquoi son propre père est-il à vif lorsqu’elle aborde le sujet de cette famille où elle aurait pu accompagner sa mère. S’appelait-elle « Principaux » cette famille. Ce roman explore les failles possibles ou fantasmées de chaque personnage. Me Suzanne, le personnage principal est enfermée dans son passé, dans ses pensées, dans les combats intimes qui l’assaillent. On navigue entre folie, mythomanie, et lucidité.
Des indices matériels, écharpe orange, certificat de mariage, mais aussi souvenirs convoqués, noms perdus ne donnent aucune clé. La principale question qui tourne inlassablement est qui était « Principaux » pour elle. Le roman n’est pas composé comme un roman policier mais comme un fait divers. Rien ne s’élucide, tout s’intériorise, et nous plonge au cœur de l’intime. Marie NDiaye réussit à trouver un équilibre entre écriture ciselée et confusion des sentiments. Tout se dit sans se révéler chez ces personnages pleins de paradoxes. Le titre du roman « la vengeance m’appartient » laisse au lecteur la liberté de déterminer qui se venge et de quoi, liberté lui est aussi donnée de porter le récit dans une direction ou dans une autre,
C’est incontestablement une lecture exigeante et déroutante avec ses questions soulevées et sans réponse, sur la mémoire (peut-on lui faire confiance), sur l’identité de sa propre vie (jusqu’à quel point peut-on se tromper sur sa vie), mais c’est une lecture fascinante qui tient en haleine le lecteur par un récit opaque et rempli de mystère.

 

« La décision » de Karine Tuil 

Karine Tuil est une écrivaine française assez prolifique et dont les ouvrages remportent un succès certain. Ainsi, en 2019, elle a remporté le Goncourt des lycéens avec « Les choses humaines » qui racontait le destin brutalement brisé d’un couple parisien, très en vue, lui journaliste politique, elle féministe engagée, que l’accusation de viol visant leur brillant fils unique plongeait dans la tourmente d’une affaire judiciaire au mécanisme implacable. J’avais été intéressée par Ce livre était intéressant dans la mesure où il posait les bonnes questions sur les postures de l’époque, sur les emballements médiatiques …mais pas très convaincant quant à la narration. Il en est bien autrement avec «  La décision »
Cet ouvrage, paru au printemps 2022, met en scène Alma Revel, juge anti-terroriste. Nous sommes en 2016, après la terrifiante année 2015 qui a vu les sanglants attentats terroristes. Elle doit décider du maintien en détention provisoire, d’Abdeljalil, jeune musulman, retour de Syrie, ou de sa libération conditionnelle. Lui dit être parti en Syrie sur des motivations humanitaires et en être revenu convaincu de l’extrême dangerosité de Daech. Son avocat, Emmanuel, qui se trouve être l’amant d’Alma, la presse de libérer sous contrôle judiciaire, le prévenu. Cependant le séjour en Syrie d’Abdeljalil est suspect. Alma, s’efforce de rassembler le plus d’éléments possibles pour étayer sa décision. Mais elle est aussi dans un contexte compliqué, sa vie privée, elle doit trancher, se séparer de son mari, sa vie sentimentale, comment ne pas tenir compte des arguments d’Emmanuel . Comment aussi faire abstraction dans sa décision du contexte politique et médiatique de l’époque. Au terme d’intenses investigations, de rencontres avec de multiples témoins et proches du suspect, de difficiles débats, de doutes torturants, elle se décide. Elle libère Abdeljalil. Le soir même, un nouvel attentat ensanglante Paris…
On lit ce livre, frappé d’effroi devant le quotidien écrasant des juges anti-terroristes, amenés à prendre des décisions aux conséquences potentiellement terrifiantes, de respect pour leur engagement professionnel et de compassion pour leur impossibilité à faire taire leur propre sensibilité. Quel dilemme et quels tourments ! On ne mesure pas le rôle et la responsabilité du juge en général. On apprend de cet ouvrage. On mesure ainsi le professionnalisme de Karine Tuil qui a, à l’évidence, étayé son ouvrage sur une riche documentation et sans doute une immersion dans le milieu de l’anti-terrorisme.
L’écriture maintient une tension constante même si elle est plus proche d’un style journalistique que littéraire. Mais ce n’est pas à mettre au débit de Karine Tuil car la portée de la thématique traitée rend son ouvrage passionnant et utile.

 

« Humaine, trop humaine » de Catherine Meurisse

Catherine Meurisse est une dessinatrice, illustratrice de presse- elle a longtemps travaillé pour Charlie Hebdo- autrice de bandes dessinées. Elle a été élue à l’Académie des beaux-arts, aux côtés de Jean-Jacques Annaud, de Yann Arthus-Bertrand ou William Christie. Son trait rappelle beaucoup Claire Bretécher dont elle se rapproche par son humour irrésistible et ravageur mais jamais destructeur.
Dans l’album «  Humaine, trop humaine », elle rassemble en 2022 les 46 portraits de philosophes qu’elle avait publiés depuis septembre 2017 dans la revue Philosophie Magazine. D’Alain à Simone Weil, en passant par Héraclite, Saint-Augustin ou Les singes de la sagesse, dans des mises en scène burlesques et désopilantes, qui ébranlent les règles et les codes de la pensée philosophique, elle les fait interviewer par une jeune femme moderne qui les pousse à éclaircir leur pensée par ses questions déconcertantes. Ainsi, Socrate, trop désireux de participer au barbecue prévu à Delphes répond à sa question «  Qu’est-ce que le bon ? »  «  Oh, une côte de bœuf, au moins grande comme ça »  et ouvre largement les bras, ou bien Henry David Thoreau, arpentant les grands espaces américains, en imposant à ses disciples de ne rien toucher, ni les arbres, ni les fleurs, ni les insectes, se voit finalement abandonné par sa troupe dont l’un s’écrie «  la rando Walden avec le guide Thoreau c’était marqué niveau très difficile » !
Cependant, les vignettes humoristiques consacrées à chaque philosophe se terminent par un encart résumant son œuvre et des commentaires classiques sur des sujets incontournables sont proposés au lecteur. C’est donc, sous une forme légère et très didactique, une approche bien utile de la philosophie.

 

 « Le pain perdu » récit d’Edith Bruck

Edith Bruck née en 1931 est l’une des dernières voix, l’un des derniers grands témoins de la Shoah.

Dans « Le pain perdu » elle, écrivaine italienne d’origine hongroise, conte et raconte la déportation puis la libération qui s’avère être un difficile retour à la vie. « Les enfants de survivants ne peuvent pas raconter »
En six décennies, elle publia une trentaine d’ouvrages mais Le pain perdu lui valut à 90 ans une aussi soudaine que tardive notoriété en Italie.
Elle obtint le prix « Stega Giovani » équivalent du Goncourt des lycéens et le prix « Viareggio », 100 000 exemplaires.
Cette magnifique autobiographie commence comme un conte :- il y a très très longtemps, il était une fois une petite fille, qui au soleil du printemps, avec ses petites tresses blondes virevoltantes, courait, les pieds nus, dans la poussière tiède- Cette petite fille joyeuse est Edith.
Edith Bruck qui s’appelait alors Edith Steinschreiber, petite dernière de six enfants, est née et a grandi à Tiszabercel en Hongrie, dans une famille juive et pauvre. Depuis quelques temps, vexations, humiliations, interdictions, petites agressions, cela n’est pas le fait de militaires ou de policiers faisant la promotion du nazisme mais tout simplement d’habitants du village avec lesquels la communauté juive vivait en parfaite harmonie jusque là. Cela en dit long sur ce qui se prépare !!!
Dikte (surnom d’Edith) vient d’avoir 13 ans quand un jour de 1944, au lendemain de la Pâque juive, les gendarmes défoncent la porte d’entrée de leur modeste maison pour jeter hors de chez eux toute la famille. « Les enfants pleuraient, ces pleurs contenaient une douleur pure, universelle »
Justement, ce matin-là, leur voisine leur offre de la farine. Et aussitôt, la mère s’active au pétrin pour préparer des miches de pain. Il ne lui reste plus qu’à les enfourner quand, soudain, le malheur arrive. La mère criait : le pain, le pain !!! Un moment inimaginable et inoubliable pour Dikte. Mais quand toute la famille se retrouve embarquée dans un train avec beaucoup d’autres juifs, la mère de Dikte ne parle que de son pain perdu abandonné à la maison. Vous comprenez maintenant le titre du livre « le pain perdu ».
Quelques semaines plus tard, elle et toute sa famille sont déportées au camp d’Auschwitz où elle est séparée de ses parents qu’elle ne reverra jamais, puis Birkenau, Dachau. Elle est entraînée dans une marche de la mort jusqu’à Bergen-Belsen où elle a survécu jusqu’à l’arrivée des troupes américaines.

Le retour à la vie
Elle n’a que seize ans quand elle retrouve le monde des vivants. Elle revient en Hongrie où les relations avec sa famille sont houleuses. Elle décide de partir en Tchécoslovaquie, puis en Israël. Mais Edith va de déconvenue en déconvenue. Après avoir séjourné en Grèce et en Turquie, devenue danseuse et chanteuse, elle atteint enfin en 1954 « Sa terre promise : l’Italie » où elle se sent aussitôt chez elle. Naples d’abord dès ses 23 ans, puis ROME où elle vit encore aujourd’hui à l’âge de 92 ans. Elle rencontre Nelo Risi qui sera son troisième époux pendant soixante ans : « l’homme élu parmi des millions d’hommes » !!!. D’ailleurs dans ce récit elle parle de leur rencontre avec une émotion intacte.
Ce livre se termine par « Une lettre à Dieu » très émouvante. Quand elle s’adresse à Dieu, elle le nomme Le grand silence :
« Je t’écris à toi qui ne liras jamais mes gribouillis, ne répondras jamais à mes questions, à mes pensées ruminées pendant toute une vie » !!!
Sa lettre est une invocation pleine de colère qui clôt le récit du Pain perdu.
Ecrire le « Pain perdu », presque quatre-vingts ans après avoir vécu les évènements qu’elle raconte, est une manière de rappeler combien la parole des survivants est d’une très grande force mais aussi comment elle contient en elle-même sa possible disparition.

Parole et Ecriture
Edith Bruck est surtout connue, aujourd’hui, pour son infatigable énergie qui la conduit chaque année auprès du public scolaire pour témoigner de l’horreur des camps et raconter son expérience.
Ce qui justifie toute l’écriture d’Edith Bruck c’est un devoir de mémoire, la nécessité de dire ce qui s’est passé.
L’écriture est à l’image de sa volonté et de sa force : claire et directe. Elle a eu besoin de s’extirper de sa langue maternelle, de trouver une langue pour abri. Ce sera l’Italien, la langue de son pays d’adoption.
« Il faudrait des mots nouveaux, y compris pour raconter Auschwitz, une langue nouvelle, une langue qui blesse moins que la mienne, maternelle ». 
Compte-rendu, qui se termine par les mots très forts d’Edith qui définissent bien son caractère : courage, force et bienveillance.
Pitié oui, envers n’importe qui, haine jamais. C’est pour ça que je suis saine et sauve, orpheline et libre.
Cou
Après avoir lu «  La lettre à Dieu », le pape François décide de rendre visite à Edith Bruck. Cet évènement considérable, suivi de plusieurs autres rencontres, est raconté dans le livre « C’est moi François » Cette méditation à deux, entre le chef de l’église catholique et une déportée juive athée, se termine sur l’horreur de la guerre en général et celle de l’Ukraine en particulier.
Lors de sa première visite rendue à Edith, le pape François, hanté par la culpabilité de sa communauté quant à la Shoah, prononça ce mot : PARDON. Ce petit livre précieux est à lire absolument, bien sûr, après « Le pain perdu ».

 

« Vivre vite » de Brigitte Giraud

Née en 1960 en Algérie, Brigitte Giraud grandit à Rillieux la Pape, sa carrière commence dans le milieu de la librairie et le journalisme, puis publie romans, nouvelles et écrits et une pièce de théâtre.
Ses nominations parmi ses œuvres sont :
Prix des étudiants 1997 pour « La Chambre des parents » ; Mention spéciale du prix Wepler 2001 pour « À présent » ; Prix Goncourt de la nouvelle 2007 pour « « L’amour est très surestimé ; Prix du jury Jean-Giono 2009 pour « Une année étrangère » ; Et le Prix Goncourt 2022 pour son récit « Vivre vite ».
Dans la vie de Brigitte Giraud, l’événement majeur est le décès de son mari, Claude, le 22 juin 1999 lors d’un accident de moto. Deux ans après, elle écrit « A présent », récit directement autobiographique de la stupeur, du chaos produit par ce deuil, avec les tours de force de rester debout pour la part visible de soi, alors que l’intérieur est effondré, et que ce n’est plus la même personne.
Plus de vingt ans après, c’est « Vivre vite » : une rétrospective hypothétique, une enquête sur tous les événements qui ont pu contribuer à un enchaînement fatal conduisant à l’accident, en étudiant minutieusement le cours des choses, intimes, collectives, sociales.
L’auteure indique dans une interview qu’elle n’a pu écrire cette enquête avec une série d’hypothèses qu’après tout ce temps. Entre temps elle écrivit à propos d’autres thèmes, mais le deuil restait sous jacent.
Une litanie des Si…
P11 Le premier chapitre : la maison, qui vient d’être vendue, « achetée avec Claude, il y a vingt ans, et dans laquelle il n’a jamais vécu. A cause de l’accident. »
« Inspiré par Lou Reed, peut-être, qui avait écrit « Vivre vite, mourir jeune, » dans le livre que Claude lisait alors. ». « J’ai emménagé seule, avec mon fils (Théo) »
P21 La suite des « si » (17) : tous les évènements qui ont pu contribuer à l’accident. Deux « pourquoi », concernent la moto Honda 900 CBR Fireblade. Pourquoi l’ingénieur « Tadao Baba entre-t-il par effraction dans mon existence alors qu’il y a 10 000 km. Pourquoi cette moto était-elle réservée à l’exportation vers l’Europe et interdite au Japon, parce que jugée trop dangereuse ? »
« Quand un drame surgit, on rebrousse chemin, on revient hanter les lieux, on procède à la reconstitution. On rembobine cent fois. »
Suivent 23 chapitres, les si, où l’on pénètre dans les faits et gestes, dans l’intimité des personnes, acteurs potentiels de ce drame. Mais aussi, c’est une étude du contexte, la société des années 1990, les banlieues, quitter Rillieux la Pape…s’embourgeoiser, acheter cette maison où était venu Jean Moulin, puis devoir la quitter, enlever les objets du défunt, résister aux promoteurs…
Descriptions détaillées. Le boulevard des Belges, la Reine Astrid, qui était-elle ? Evocation de Paco Rabanne, des groupes de musique d’alors, du Musée Guimet, le rythme des feux verts… tout a été observé et placé dans le contexte de la vie de cette période. Les Lyonnais apprécieront.
La culpabilité : de Paris, elle devait appeler son mari, elle ne l’a pas fait, bavardant avec une amie, qu’elle n’osait pas interrompre, ne voulant pas paraître trop dépendante de son mari, « les nouveaux pères ».
La dernière journée de Claude, qui avait emprunté cette moto, avait-il trop accéléré, les questions restent là respectueusement sans réponse.
P193 « On n’a rien pu faire » la phrase aiguisée, sur un parking…
La dernière partie : l’Eclipse. Quel symbole ?
P204 « Ça fait vingt ans et ma mémoire est trouée. Il m’arrive de te perdre, je te laisse sortir de moi. » Une phrase terrible…
Un ouvrage d’une écriture simple, mais traduisant bien toutes les questions et obsessions du deuil. Le destin, (mektoub), le hasard, l’engrenage implacable du cours des choses ? Le travail de deuil est-il accompli ?
La résilience par l’écriture. On pense, dans un autre registre, à Jorge Semprun, « L’écriture ou la vie ». Voir : Interview de Brigitte Giraud, Genaël Boutouillet Effractions 08/03/2023

 

On a bien aimé aussi

« Lyon, centre du monde » L’Exposition internationale urbaine de 1914, sous la direction de Maria-Anne Privat-Savigny

Il s’agit d’un ouvrage collectif, publié à l’occasion de l’exposition du même nom, présentée par les musées Gadagne de la Ville de Lyon, de novembre 2013 à avril 2014.

Genèse et organisation de l’exposition. Plusieurs expositions universelles avaient été organisées à Lyon auparavant :
L’Exposition universelle de 1872, qui se tient au tout nouveau Parc de la Tête d’Or. Mal reliée au centre ville, victime d’inondations et d’orages, elle se conclut par une faillite en août 1873.
L’Exposition universelle, internationale et coloniale de 1894, bien accessible à partir du centre ville, connait un grand succès, avec les pavillons des marques modernes, ceux des spécialités lyonnaises, la section coloniale et les «villages nègres». Mais elle est endeuillée par l’assassinat du président de la République, Sadi Carnot, par l’anarchiste italien Caserio, le 24 juin.
Dès 1906, l’idée d’organiser une nouvelle exposition à Lyon fait son chemin ; elle vient du Syndicat d’initiatives, qui consulte la Chambre de Commerce. Après de multiples discussions, celle-ci donne un avis favorable, pour une manifestation soit au Parc de la Tête d’Or, soit dans le nouveau quartier de la Mouche, où les futurs abattoirs, en construction, offriraient un vaste site.
D’abord très réticent, le jeune maire de Lyon, Edouard Herriot, se laisse convaincre, à la condition de proposer, non pas une exposition universelle, trop semblable à une foire commerciale, mais une Exposition à la fois scientifique et pédagogique, pour présenter à un large public les enjeux de la cité moderne : la voirie, les transports, le traitement de l’eau potable, l’agencement des locaux d’habitation, la place des espaces verts, l’alimentation. Et elle se tiendrait sur le site de la Mouche, où Tony Garnier construit le Grand Hall, symbolisant le progrès et le modernisme, pour les futurs abattoirs.
Grâce à un très actif comité de pilotage, le projet est présenté au Conseil municipal du 27 janvier 1913, qui approuve le projet : l’Exposition internationale urbaine de Lyon aura lieu du 1er mai au 1er novembre 1914, et doit être reconnue par le gouvernement. Celui-ci, par décret, attribue une subvention de 500 000 francs et nomme un délégué gouvernemental : Jules Marcadet.

Les 4 hommes aux commandes.
Edouard Herriot, pur produit de la méritocratie républicaine. Né à Troyes en 1872, dans une famille modeste, il est normalien de la rue d’Ulm et agrégé de Lettres classiques. Nommé professeur au lycée Ampère, dans la classe de rhétorique, il découvre Lyon. Antidreyfusard, il fait des conférences pour la Ligue des Droits de l’Homme, et rencontre Blanche Rebatel – fille du président du Conseil général du Rhône Fleury Rebatel – qu’il épouse trois ans plus tard. Il entre dans les cercles républicains lyonnais, adhère au parti radical-socialiste et est remarqué par le maire Victor Augagneur. Celui-ci le prend sur sa liste dans le premier arrondissement pour les élections municipales de 1904, puis le nomme adjoint, en charge de l’instruction publique. L’année suivante, Victor Augagneur devient gouverneur de Madagascar et confie « temporairement » son poste à Edouard Herriot, qui est élu maire à 33 ans, en 1905. La légende d’Edouard Herriot est connue : il restera maire de Lyon presqu’un demi-siècle, jusqu’à sa mort en 1957, sauf pendant les années de guerre, de 1940 à 1945. Il est reconnu comme le grand architecte de l’Exposition, en France comme à l’étranger.
Jules Courmont, médecin hygiéniste. Titulaire de la chaire d’Hygiène à la faculté de Médecine et de Pharmacie de Lyon, il professe qu’en développant la protection sanitaire et l’hygiène, on évite la maladie et on lutte contre les fléaux de l’alcoolisme et de la tuberculose. Conseiller du maire, il dirige la mise à l’égout des quartiers populaires et préside la commission de modernisation de l’Hôtel-Dieu et de la Charité, qui préconise leur démolition au nom de la salubrité publique. Il est nommé commissaire général de l’exposition, qu’il a très largement conçue et organisée, avec des consignes draconiennes de sécurité et d’hygiène.
Louis Pradel, l’apport du commerce et de l’industrie. Herriot avait demandé à la Chambre de Commerce de prendre part à l’organisation de l’Exposition. Elle accepte, à la condition que son vice-président, Louis Pradel (sans aucun lien de parenté avec son homonyme, maire de Lyon un demi-siècle plus tard) chimiste reconnu, mais aussi juriste et banquier, soit nommé commissaire général adjoint, ce qui est fait par arrêté municipal puis par arrêté gouvernemental, en 1913. Les réseaux et le savoir-faire de la Chambre de Commerce sont mis en œuvre, notamment pour la visite officielle du Président de la République Raymond Poincaré, les 22, 23 et 24 mai. Lors du déjeuner donné dans la grande salle de la Bourse, le président de la Chambre de Commerce offre, selon la tradition, une corbeille de douze robes de soie, les plus beaux spécimens de la Fabrique lyonnaise, pour l’épouse du Président de la République. De nombreuses cartes postales immortalisent les différentes étapes de cette visite présidentielle.
Tony Garnier et l’architecture. Le concepteur de la Cité industrielle a joué un grand rôle dans la maîtrise d’œuvre des abattoirs de la Mouche. Il s’agissait d’utiliser, sur un immense terrain (244 000 m2 !) encore non urbanisé, une technique pavillonnaire rigoureuse – qui préfigure celle de l’hôpital de Grange-Blanche. Les différentes fonctions d’un abattoir étaient fractionnées entre le stockage des animaux et le marché aux bestiaux, l’abattage, la boucherie, l’élimination des déchets organiques et l’expédition. Pour l’Exposition, le Grand Hall abritait les sections de l’électricité, des voitures, du Gaz de Lyon…

Du succès populaire à l’épreuve de la guerre.
L’énorme chantier n’est pas encore terminé quand l’Exposition est ouverte. Il a connu bien des difficultés : une grève des ouvriers- le maire, qui a négocié pour eux une augmentation de salaire, en appelle à l’opinion publique pour la reprise du travail !- une crue qui emporte, le 9 mars, la passerelle sur le Rhône, ou un énorme orage qui abat le pavillon de Paris… Elle est inaugurée, le 12 mai, par le Ministre du Commerce et de l’Industrie, Raoul Péret, sous une pluie battante.
L’exposition est un énorme succès populaire. Tous les moyens de circulation sont utilisés : dix lignes de tram électrique, des taxis, des fiacres, le petit train Decauville à l’intérieur du périmètre, et surtout, les très populaires pousse-pousse : une centaine de rickshaws de Hong Kong, à partir de la place Bellecour ou à l’intérieur du site. On compte douze mille exposants, organisés en 67 sections et 260 classes : bien sûr toutes les productions lyonnaises, mais aussi les Beaux-Arts et le patrimoine, avec des éléments du Mobilier national et des œuvres du Musée des Arts décoratifs de Paris, le Quartier des Nations, l’Exposition coloniale française et le Village sénégalais, le tourisme et l’horticulture…
la réclame est universelle : des centaines de cartes postales illustrant les visites officielles et les pavillons, des vignettes-souvenirs, des timbres, des affiches des exposants, immortalisent l’événement. Les rues de la ville sont pavoisées et illuminées le soir, la réussite de Lyon est vraiment reconnue. A la fin de la visite présidentielle, Herriot se voit offrir de monter dans le train officiel pour le retour à Paris. « Le voilà dans le char du pouvoir national ! »
Mais la déclaration de guerre, le 3 août, entame un déclin irréversible de la fréquentation. Les nations ennemies voient leurs pavillons fermés et leurs bien saisis, les congrès et rencontres prévus pendant l’Exposition sont annulés, le nombre de visiteurs baisse inexorablement…Le Nouvelliste du 8 novembre constate : « l’Exposition a été très éprouvée par les événements les plus divers. Le succès dépassait les prévisions les plus optimistes, quand la déclaration de guerre vint réduire à néant tant d’efforts heureux ».
Les abattoirs et le Grand Hall, pendant la guerre de 1914, hébergent des soldats convalescents. Pendant la guerre suivante, ils abriteront du matériel militaire…
Après avoir rempli sa fonction d’abattoirs, le site de la Mouche, rattrapé à son tour par l’extension de la ville, est démoli en 1975. De cet immense ensemble, il subsiste la Halle Tony Garnier, dont l’architecture audacieuse et le gigantisme (210 m x 80 m) sont les principaux témoins de cette époque bien souvent ignorée.


«  Grandeur nature » d’Erri De Luca

Auteur bien connu, Erri De Luca a obtenu le Prix Femina étranger en 2002 pour son livre « Montedidio » et le Prix européen de littérature en 2013. Originaire de Naples, où il est né en 1950, il permet à son lecteur de mieux le connaître au travers de ces neuf récits, plutôt courts, qui évoquent, tous, les liens entre parent et enfant.
Le premier récit présente trois relations père-fils au travers des personnes d’Isaac, du peintre Chagall, d’Erri De Luca lui-même. L’auteur écrit leurs trois histoires en alternance. C’est en effet en observant le tableau de Chagall « Le Père » datant de 1911, que l’écrivain repense à Abraham et Isaac.
Dans l’Ancien Testament, Abraham écoute le dieu cruel qui l’incite à tuer son fils. Le texte d’Erri De Luca montre les préparatifs détaillés de ce sacrifice. Ainsi, comment faire du feu sur la montagne à cette époque-là ? Cela nécessite de monter du bois. Isaac aide son père à hisser les bûches tout en haut et comprend alors qu’il sera le sacrifié, puisqu’il n’y a pas de bête à tuer. Mais il ne se révolte pas. Abraham, lui, s’était rebellé contre son père, Tèrah, nous dit Erri De Luca. Isaac une fois attaché, tout est prêt pour le sacrifice. Il ne reste plus qu’à lever le couteau. En définitive, Isaac sera sauvé, remplacé par un bélier.
Le père de Chagall, Zakhàr Chagall, est quant à lui marchand de harengs, habitué à porter de lourdes charges. Son fils s’éloignera de ce métier pour apprendre la légèreté du pinceau qui effleure la toile. A la manière d’Abraham qui a levé son couteau sur son fils, le peintre lève son pinceau pour tracer sur la toile les yeux de son père. Grâce au tableau représentant la figure paternelle, le fils, Moishe/Marek, le futur Marc Chagall, prouve sa gratitude envers son aîné, et le rendra célèbre dans le monde entier.
Au contraire d’Isaac, Erri De Luca s’est révolté contre son père. En s’affranchissant de ses origines et de l’auteur de ses jours, le romancier a pu être lui-même. De son côté, c’est en se soumettant à lui et en acceptant la mort qu’Isaac a « dépassé » son père, écrit Erri De Luca. La biographie de l’auteur nous apprend que lui-même, à l’image d’Abraham avec son père, a rompu avec sa famille, qui ne le destinait pas à être homme de lettres. Il s’est engagé comme ouvrier, est devenu communiste, puis anarchiste.
Les huit autres histoires sont consacrées au même thème. Par exemple, dans « Leçons d’économie », Erri De Luca témoigne cette fois de ce qu’il doit à ses parents : « se contenter de ce qu’on a. ». Dans « Le tort du soldat », la fille d’un criminel de guerre apprend la véritable identité de son père.


« Le Royaume Désuni » de Jonathan Coe

Ce livre comporte 7 chapitres. Il raconte l’histoire d’une famille anglaise de classe moyenne entre le jour de la victoire de la seconde guerre mondiale le 8 mai 1945 jusqu’à son 75e anniversaire le 8 mai 2020.
Chaque chapitre correspond à un moment important de l’histoire de l’Angleterre :
CH1 8 mai 1945 festivités de la victoire 
Ch2  2 juin 1953 couronnement de la reine Elisabeth 2
Ch3  30 juillet 1966 finale de la coupe du monde de football Angleterre /Allemagne 
Ch4  1er juillet 1969 l’investiture du prince de Galles 
Ch5  29 juillet 1969 mariage du prince Charles 
Ch6  6 septembre 1997 funérailles de Lady Di
Ch7  8 mai 2020 75e anniversaire de la victoire de 1945
L’histoire se déroule  dans une bourgade de la banlieue de Birmingham célèbre pour son usine de chocolat  Calbury.
En ce jour de festivités du 8 mai 1945 la petite Mary Clarke croise le chemin de Geoffrey Lamb fils d’un collègue de son père travaillant aussi à ĺ usine locale. Les deux familles participent à la fête. 
On retrouve Mary et Geoffrey fiancés le jour du couronnement d’Elisabeth 2.Ils sont installés avec leur famille devant l’un des premiers postes de TV acheté pour l’occasion par les parents de la jeune fille.
Mary est une demoiselle très sportive, pilier du club de tennis local. Geoffrey est un intellectuel, étudie les lettres classiques mais finalement travaillera dans une banque. La jeune femme deviendra professeur de sport et une musicienne sensible.
Mariés on retrouve le couple dans les années 60. Ils ont trois fils, Geoffrey est directeur de banque. Avec leurs amis proches ils profitent de cette belle décennie, partent en vacances en caravane, écoutent Top of the Pops ,ce sont les années Beatles, Rolling Stones, Who. A l’occasion de la finale Angleterre / Allemagne ils reçoivent un cousin allemand de Geoffrey c’est un moment de réconciliation familiale. 
Les années passent, les garçons grandissent chacun avec leur personnalité : l’aîné pro monarchie vendeurs de voitures, le second un peu rebelle travaille chez Calbury, part défendre  le chocolat anglais (trop gras) à  Bruxelles, et le benjamin proche de Mary est musicien.
Ils se marient à leur tour et nous les retrouvons tous aux moments clés  de l histoire anglaise :a u mariage du prince Charles, à la mort de lady Di et enfin pendant l’épidémie Covid le 8mai 2020. Ce sont les occasions où ils se retrouvent, échangent leur point de vue sur les événements, se chamaillent et entourent leurs parents jusqu’au décès de Mary à un âge très avancé. 
Ce livre est un miroir de l’histoire anglaise. Il mêle brillamment les destins d’un pays pas toujours fonctionnel et d’une irrésistible famille so british. C est un roman drôle, intime et politique qui passe de la grande histoire à la petite histoire familiale. 


« Le petit bleu de la Côte Ouest » de Jean-Patrick Manchette

On a du plaisir à suivre les soubresauts des personnages de Jean-Patrick Manchette pris dans des intrigues qui les cernent sans que pour autant certains l’aient vraiment cherché alors que d’autres s’y plongent délibérément. On ne peut pas dire de ceux-là : « Ah, tu l’as bien cherché ! ». Non, ce sont des êtres comme nouq, inscrits dans une vie sociale mais à qui subitement il arrive de faire une rencontre au mauvais moment au mauvais endroit, sans que ni ce moment ni ce lieu ne soient particulièrement mauvais.
Dans celui-ci, « le petit bleu de la Côte Ouest », on ne comprend le sens du titre qu’au cours de la lecture – il semble que ce soit le titre d’un morceau de jazz, Manchette était grand connaisseur de jazz -, il s’agit d’un homme qui a le malheur de secourir un blessé dans un accident de voiture. Il emmène l’homme à l’hôpital sans donner son identité et sans savoir quelle est la nature de sa blessure, il saigne abondamment de l’abdomen. Ce conducteur secourable est cadre dans une entreprise d’électronique de l’époque (nous sommes à l’époque de l’éveil général de cette technologie), il réussit bien dans son travail mais il connaît ce syndrome de désabusement, ce sentiment de vide dans l’existence, de manque de sens comme on dit aujourd’hui, qu’il tente de combler avec le jazz, le whisky, le cinéma et la littérature. Mais on sent bien que cela ne lui suffit pas, même marié avec une jolie femme qu’il aime, qui a elle-même une carrière, deux petites filles qu’il aime aussi sans doute beaucoup mais dont il ne comprend pas les goûts, leurs activités – déjà ! ça nous rappelle quelque chose de maintenant, certains parlent de conflits de générations, formule qui évite de s’interroger sur ce qu’a à dire chaque nouvelle génération.
Et voilà ce cadre dans l’électronique rattrapé par son fait divers. L’homme qu’il a secouru a été blessé par balles par deux individus, des tueurs sans état d’âme qui vivent leur profession de meurtriers en toute fraternité. Ce n’est pas le moindre des paradoxes des romans de Manchette, et de ce paradoxe on peut comprendre que pour lui il y a un au-delà du bien et du mal. On est indigné par l’horreur mais il y a quelque chose de « très humain » qui subsiste, qui est très fort et peut-être plus fort que l’amitié entre deux cadres. Parce que c’est toujours chez Manchette l’occasion de dresser un tableau de la vie sociale de son temps : le cadre dans les années 60-70, bon nombre de personnes, qui étaient dans l’esprit de la « contestation », selon le vocable du moment, voyait là une déchéance morale, on ne pouvait pas avoir comme objectif dans la vie d’être bien dans ses meubles et d’appartenir à une classe qui dominait et exploitait le prolétariat.
Ce cadre a donc réussi, mais cette réussite ne le protège pas des accidents de la vie. Et dans un choc ordinaire, sa vie bascule, il est poursuivi, il doit fuir, il doit trouver refuge, mais même dans un refuge de montagne où il a trouvé secours auprès d’une humanité plus près du vivant, au-delà du bien et du mal – le personnage qui le secourt est en conflit ouvert avec les gardiens du parc de la Vanoise, il chasse et tue le gibier où il veut et quand il veut.
L’histoire à laquelle il était mêlé et dont il espérait s’être défait le rattrape, il est alors obligé de passer à la contre-attaque qu’il accomplira et réussira mais qui le ramène à sa vie d’avant. Roman noir par excellence : accident et destin se conjuguent, même victorieux dans l’adversité le piège de la vie courante, « quotidienne », se referme sur le personnage.
Manchette met beaucoup de lui dans ses personnages, il porte un regard noir sur la société de consommation et de domination. Il a beaucoup écrit pour vivre, le roman noir est ce qui lui a le mieux réussi au point d’être maintenant 17 ans après sa mort le sujet de recherches universitaires.
Pour en savoir plus : France culture, « le book club », vendredi 31 mars 2023

 

Café littéraire du 7 mars 2023
Nos coups de cœur

« A prendre ou à laisser» de Lionel Shiver

Lionel Shriver, écrivaine américaine, est bien connue en France depuis la parution en 2006 de son ouvrage : « il faut qu’on parle de Kevin » dans lequel est abordé sans faux semblants la question douloureuse et sans résolutions satisfaisantes de la violence paroxystique chez l’enfant et l’adolescent. Un film avec Tilda Swinton en a d’ailleurs été tiré. De nombreux autres ouvrages de cette auteure ont connu un grand succès.
Elle propose dans son nouvel ouvrage « à prendre ou à laisser » paru en Janvier 2023, à travers des personnages décrits avec une acuité et une verve désopilante, une réflexion mordante sur notre attitude face à la vieillesse et sur les solutions délicates pour négocier sa propre sortie.
Kay et Cyril ont 50 ans. C’est un couple heureux, lui médecin généraliste, elle infirmière. Cependant, depuis de nombreuses années, Kay consacre beaucoup de temps à sa mère vieillissante et encore plus depuis que son père, atteint de démence sénile, agressif et violent, requiert sa présence très fréquente ainsi que l’aide de Cyril.
Celui-ci, atterré par le poids de plus en plus accablant de la vieillesse de ses beaux-parents, propose un pacte à Kay. Lorsqu’ils auront 80 ans ils se suicideront…
A partir de ce préambule, dont l’argumentaire repose à parts égales sur la dégradation des individus et sur le coût exorbitant qu’ils feront peser sur la société, Lionel Shriver construit une douzaine de scénarios alternatifs où soit Kay soit Cyril changent ou non d’avis, ou bien les circonstances extérieures les amènent à d’autres évolutions mais où, toujours, la conclusion reste la même : peut-on réellement prendre le contrôle de sa vie ?
En même temps, Lionel Shriver traite de tout ce qui peut conditionner l’avenir : la crise économique, le Brexit, le flux migratoire, le covid, le mythe de l’éternelle jeunesse grâce aux progrès de la médecine (l’épisode hilarant du Retrogéritox ou celui de la cryogénisation) … La construction virtuose en 12 chapitres, toujours sur le thème du choix de la fin de vie, accentue certains passages ou en conserve une partie identique. Ainsi le chapitre 6 « Home cinéma » et le chapitre 9, traitent du même sujet, la perte de la mémoire, mais en organisant différemment les conséquences, tout en en dégageant le caractère angoissant. Maisons de retraite, ghettos dorés ou non, on s’angoisse à s’imaginer dans les uns ou les autres… On ne peut s’empêcher d’appréhender une évolution possible de notre société avec, par exemple, l’arrivée massive de migrants qui nous obligerait à partager notre demeure ou avec l’avancée de la pollution qui se traduirait par une pénurie d’eau avec ses terrifiantes conséquences au quotidien.
Mais ces réflexions, non dénuées de pertinence, sont conduites avec un humour ravageur, une argumentation en miroir, pour-contre, une vivacité dans la rédaction, qui, du rire à l’angoisse, tient en haleine.
En bref, Lionel Shriver nous questionne : « comment souhaitons-nous vieillir, peut-on s’y préparer et, réellement, le voulons-nous » ?
Magistral et salutaire.

 

« Le bureau d’éclaircissement des destins » de Gaelle Nohant  

C’est l’histoire d’une femme qui va mener plusieurs enquêtes pour restituer des objets retrouvés à la fermeture des camps de concentration. L’enquêtrice s’appelle Irène. Pour mener à bien son travail elle cherche qui en était le propriétaire, ce qu’il est devenu dans cette guerre, s’il a des descendants, des proches souvent disséminés dans le monde. Lorsqu’Irène peut enfin remettre l’objet qui vient d’un passé douloureux, elle bouleverse la vie de ceux qui le reçoivent, tout comme elle bouleverse sa propre vie.
Il s’agit d’une fiction. Pendant trois ans Gaëlle Nohant a mené elle-même les enquêtes qu’elle a inventées au fur et à mesure de l’écriture et a fait, dit-elle, « un voyage avec beaucoup d’obscurité mais aussi beaucoup de lumière ». Des personnages, des lieux, des faits réels l’ont guidée.
En effet Irène travaille pour l’ITS (International Tracing Service) à Bad Arolsen en Allemagne. Il s’agit d’un centre de documentation et de recherche sur la persécution nationale-socialiste, le travail forcé et la Shoah. Ce centre a été créé dans l’immédiate après-guerre ; il sauvegarde la mémoire des victimes des crimes nazis  et contribue à la culture du souvenir. Depuis 2013 les documents originaux conservés dans ses archives font partie du patrimoine documentaire mondial de l’UNESCO.
A Bad Arolsen il y avait une école d’officiers SS abritée par le châtelain proche d’Himmler. L’établissement de l’ITS en lieu et place de cette école n’a pas été apprécié des habitants qui craignaient que soient mis à jour des attitudes, des faits compromettants. Par ailleurs, il y a eu soupçon d’infiltration de l’ITS par d’anciens SS.
Irène se trouve en possession d’un pendentif confié par le petit fils d’une ancienne gardienne du camp de Ravensbrück, d’un minuscule pierrot de chiffon qu’elle choisit parmi les quatre mille objets remis à l’ITS au début des années soixante. Patiemment, opiniâtrement, elle va faire revivre Wita la polonaise qui n’acceptera pas de se détacher d’un enfant juif qu’elle a pris en protection et qui choisira de mourir avec lui, Lazar le tchèque déporté, mutin à Treblinka, que l’on retrouvera comme témoin au procès Kurt Franz à Nuremberg et enfin Eva, la rescapée d’Auschwitz. Ces destinées sont poignantes, douloureuses d’autant qu’elles sont le reflet de celles vécues réellement, dans leur chair, par des milliers de déportés. 
La composition du roman est très habilement construite, permettant à chaque histoire de se dérouler en faisant écho à la précédente. Gaëlle Nohant réalise un tour de force en faisant vivre tant de personnages, sur plusieurs générations, dans le monde entier, tout en respectant la grande Histoire.

 

« La petite fille » de Bernard Schlink

Bernard Schlink est Allemand, né en 1944, fait des études de droit à Heidelberg, un séjour en Californie, devient professeur de droit à l’Université de Bonn, puis à Francfort-am-Main, puis à l’Université Humbolt de Berlin. Il écrit son premier roman en 1987, son roman « Le Liseur » a une audience internationale après son adaptation au cinéma en 2009. Depuis 2006, il est retraité de sa fonction de juge au tribunal constitutionnel du Land de Rhénanie.  « La petite fille » est son dernier roman traduit en français chez Gallimard.
Kaspar est libraire à Berlin et à 71 ans, un représentant de la bourgeoisie rigoriste cultivée, fils de pasteur. La première partie du roman est un retour sur sa vie ; étudiant à Berlin- Ouest en 1964, lors d’un camp d’été en RDA pour des échanges Ouest-Est (à sens unique Ouest-Est), il rencontre Birgit et l’aide à fuir à l’Ouest. Ils se marient, n’ont pas d’enfant, mais Birgit n’a jamais trouvé sa place, tiraillée entre Ouest et Est, a tenté une aventure en Ashram en Inde, devient une touche-à-tout et au fil du temps de plus en plus alcoolique malgré l’amour de son mari. Un soir, Kaspar la trouve morte dans sa baignoire.
Kaspar cherche alors les secrets de sa femme, en faisant percer le code informatique de son ordinateur.  Il découvre une tentative d’autofiction jamais terminée et surtout le drame de sa vie ; avant sa fuite à l’Ouest, Birgit était enceinte, elle a donné naissance à une petite fille qu’elle refusait, fruit d’une liaison avec un responsable politique local. Elle avait confié le bébé à son amie Paula en lui recommandant l’orphelinat.
La deuxième partie du roman est la recherche par Kaspar de la femme qu’est devenue le bébé abandonné. En ex-RDA, il parvient à entrer en contact avec les parents adoptifs de l’enfant abandonnée, confiée par Paula non pas à un orphelinat mais à son vrai père. Kaspar découvre l’ancienne Allemagne de l’Est vaincue par l’Ouest et tournée vers les extrémismes les plus variés. La violence de ce père communiste face à la rébellion de sa fille l’a envoyée plusieurs fois en maisons de redressements ; devenue adulte après la chute du mur, après des errances en milieux anarchistes, elle s’est mariée à un néo-nazi et vit avec leur fille de 15 ans, Sigrun, petite fille de Birgit, dans une communauté Volkish, née des désillusions de la RDA. Malgré la réticence des parents, Kaspar propose alors au couple de la recevoir à Berlin lors des vacances scolaires ; mais embrigadée par cette communauté depuis son enfance, comment une jeune fille dont les héros ont été des néo-nazis notoires, dont Rudolf Hesse et Irma Gresse, gardienne et tortionnaire au camp à Ravensbrück, persuadée que le Journal d’Anne Frank est un faux, pourrait adhérer à une autre version de la vie avec son grand-père ? Avec lui, elle découvre la musique, les concerts, les musées, la littérature, un monde de l’esprit pouvant chasser la haine. Ces échanges entre Kaspar et Sigrun, issus de deux Allemagnes si proches et si éloignées sont bouleversants ; Kaspar renonce aux
discours moralisateurs inutiles, encourage son don pour le piano, commente par petites touches les découvertes de Sigrun.
Bernard Schlink témoigne à travers ces personnages des eaux troubles de la mouvance néo-nazie, des communautés haineuses de ces contrées Européennes si proches de nous, terroirs d’idéologies mortifères successives.

 
On a bien aimé aussi

« Pierre, » de Christian Bobin

Dans ce petit livre de 2019, en hommage à son ami le peintre Pierre Soulages, le poète raconte son voyage pour se rendre chez son ami à Sète. A l’occasion d’un trajet en train, il emporte avec lui un livre de Kafka, cite Pascal et ses « Pensées ». C’est une réflexion sur l’art, bien sûr, mais aussi sur le temps et la mort. En 2019, Pierre Soulages a 99 ans. A Sète, Christian Bobin évoque l’incontournable Paul Valéry, qui est enterré au célèbre cimetière marin : c’est là aussi que devrait être enterré l’artiste. Christian Bobin note « Ils attendent tous ta mort. Je viens t’apporter une eau de feu ».
Ecrit à la première personne, le livre fait référence à plusieurs reprises à la ville du Creusot, où est né l’auteur. C’est une ode à la peinture de Pierre Soulages. La dernière phrase « Ici prend fin le songe d’une nuit d’hiver » est une allusion à Shakespeare.
Pierre Soulages est décédé mardi 25 octobre 2022 à l’âge de 102 ans. Il est finalement enterré au cimetière du Montparnasse, à Paris.
Christian Bobin, dont la production est abondante, a fait paraître en 2022 son dernier livre intitulé « Le muguet rouge ». En 1992, il a publié « Le Très-Bas », livre consacré à saint François d’Assise : c’est un succès public et critique (Prix des Deux Magots en 1993). Il a obtenu en 2016 le Prix d’Académie de l’Académie française pour l’ensemble de son œuvre. En 2022 encore, ses œuvres choisies ont été regroupées dans la collection « Quarto », chez Gallimard. Il est décédé en novembre 2022.

 

 « L’homme sans contacts »de Marc Dugain et Christophe Labbé

Les deux auteurs font un descriptif de la place du numérique dans le quotidien des Humains tous pays de la planète confondus
Surtout la place qu’occupe les GAFAS comme GOOGLE, MICROSOFT, AMAZON… et leur impact sur chaque individu qui tend à les enfermer sur eux-mêmes en les privant de la relation en tête-à-tête essentielle et   indispensable pour alimenter la reconnaissance individuelle que nous attendons tous.
Ils analysent les changements de comportement y compris dans la sphère politique en ce qui apparaît à leurs yeux comme affaiblissement de l’esprit critique qui fait courir de grands dangers pour les démocraties et les rapproche des régimes dictatoriaux.
Tout en étant bien conscient que l’on ne peut arrêter le progrès, cet ouvrage offre une description qui paraît réaliste de notre situation individuelle et collective face à ce qu’il faut bien appeler l’entrée dans une nouvelle société et ses nouveaux modes de relation, comme par exemple le développement du télé travail sur la vie des entreprises

 

 « Bergson, notre contemporain » d’Emmanuel Kessler

L’auteur, journaliste, ancien président de la chaîne parlementaire Public Sénat, a écrit « La folie des sondeurs » en 2002 et « A moi le ministère de la parole ! Entretiens avec Patrick Devedjian » en 2006. Il veut tirer de l’oubli un écrivain qui devint, « à moins de quarante ans, le plus célèbre des philosophes de son temps et obtint, au cours de sa carrière, tous les honneurs et toutes les distinctions de la République ».
Henri Bergson est né à Paris, le 18 octobre 1859, dans une famille juive. Son père, pianiste et compositeur, a du mal à percer et voyage beaucoup ; sa mère, anglaise, parle et écrit dans sa langue maternelle à ses 7 enfants. Henri est donc parfaitement bilingue.
Lorsque le couple doit partir à Londres, le jeune Henri est logé dans une pension israélite et inscrit au Lycée Condorcet. Il n’a que 9 ans ! Exceptionnellement doué, très travailleur, il accumule les premiers prix et est cité par le proviseur comme « l’élève le plus distingué » du lycée. Au Concours général, il obtient le premier prix en …mathématiques, ainsi qu’en philosophie.
Henri Bergson est reçu troisième à l’Ecole Normale supérieure. Jean Jaurès est premier.
A l’agrégation de Philosophie, Bergson est second, Jaurès troisième…
A 22 ans, Bergson entame une carrière d’enseignant dans le secondaire. A Clermont-Ferrand, il donne une première conférence, sur le thème du rire, qui aura un énorme succès, et deviendra le sujet de son livre le plus connu.
En 1890, il enseigne en khâgne, où il fascine ses élèves par la clarté et la rigueur de ses cours.
Il quitte l’enseignement secondaire en 1897, nommé au Collège de France, à la chaire de Philosophie moderne. Le plus fréquenté de ses deux cours est celui du vendredi après-midi : on s’y écrase ! Vieux universitaires, femmes du monde, étudiants, sont trop nombreux pour la salle. Le professeur trouve la solution en faisant déverrouiller les fenêtres ! En février 1914, les auditeurs ont fleuri le parterre devant le bureau de l’orateur, qui vient d’être élu à l’Académie française et qui proteste : « Mais je ne suis pas une danseuse ! »
En 1928, il reçoit le Prix Nobel de Littérature, et devient le Français le plus connu au monde. Après la traduction en anglais de l’« Essai sur les données immédiates de la conscience », il fait une tournée de conférences en Angleterre, puis aux Etats-Unis où il enseigne à l’Université de Columbia et reçoit un accueil triomphal à New-York.
Et le voici, en 1917, chargé d’une mission secrète auprès du président des Etats-Unis, à l’instigation d’Aristide Briand, président du Conseil et Ministre des Affaires étrangères ! A l’occasion d’une série de conférences, il parvient à convaincre Woodrow Wilson, qui avait été élu sur sa promesse de ne pas engager le pays dans une guerre aux côtés des Alliés, de déclarer la guerre à l’Allemagne, ce qui permettra ensuite d’établir une paix durable. Le 2 avril, Wilson propose et obtient du Congrès un vote favorable à la déclaration de guerre, avec l’adhésion du peuple. Deux millions de soldats américains seront envoyés en Europe, avec des armes, du matériel militaire, une importante aide économique, qui contribueront au succès des Alliés.
Lorsque se crée, en 1920, la Société des Nations, ancêtre de l’ONU, le philosophe est élu, à l’unanimité, président de la Commission Internationale de Coopération Intellectuelle, qui favorise les échanges entre universitaires, jeunes européens et scientifiques, et où siège également Albert Einstein.
Mais en 1925, Bergson doit démissionner, atteint par un rhumatisme articulaire déformant qui ne lui laissera plus de répit.
Il est aussi victime de l’antisémitisme ambiant. Il a reçu un enseignement juif « très réduit » pour sa Bar-Mitsva, dans une famille peu pratiquante ; tout cela, dit-il, « n’eut guère de prise sur moi ». En octobre 1940, est promulgué le statut des Juifs. Tenant compte de sa notoriété, le gouvernement de Vichy lui propose d’en être exempté, « en raison des services exceptionnels rendus à la littérature, les sciences et les arts ». Il refuse et le fait savoir publiquement.
Raïssa Maritain rapporte que « quelques jours avant sa mort, Bergson quitta son lit de douleur, lui qui depuis plusieurs années pouvait à peine se mouvoir, et, vêtu d’une robe de chambre et de pantoufles, appuyé au bras de son valet de chambre, il alla faire la queue pour se faire déclarer comme juif » au commissariat. Paris subit une énorme vague de froid, le charbon n’est pas livré dans son immeuble… L’écrivain contracte une sévère congestion pulmonaire.
Et le 3 janvier 1941, il est dans le coma, veillé par sa femme, sa fille et quelques proches. Et tout à coup, « il se met à parler. Il se croit au Collège de France ! Et il commence à faire un cours de philosophie, s’exprimant très distinctement. Ses phrases sont claires. Sa lucidité bouleverse ceux qui l’écoutent. Au bout d’une heure, peut -être, il prononce ces mots : Messieurs, il est cinq heures, le cours est terminé. Et il expire. »
Dans son Testament, en 1937, il avouait qu’il s’était presque converti au catholicisme, où il voyait « l’achèvement complet du judaïsme. Mais j’ai voulu rester parmi ceux qui seront demain persécutés ». Il souhaitait cependant qu’un prêtre vienne dire des prières à ses obsèques. A la demande de Mme Bergson, un prêtre catholique de Neuilly, dans les heures qui suivent son décès, récite quelques prières de caractère universel, et fait le signe de la croix sur son front.
Il neige sur Paris pour les obsèques civiles. Paul Valéry représente l’Académie française et raconte : « il y a là une trentaine de personnes, dont deux représentants de l’Etat français. En temps normal, c’eût été le Panthéon. »
Emmanuel Kessler écrit en journaliste et en biographe : il revisite la vie de Bergson avec de multiples anecdotes sur sa personnalité, la discrétion sur sa vie privée qui le caractérise, son immense notoriété. Il n’écrit pas en philosophe, mais, en faisant revivre l’écrivain, il nous le rend plus proche et souvent attachant.

 

Café littéraire du 10 janvier 2023
Nos coups de cœur

« Entre ciel et terre» de Jon Kalman Stefanson

C’est l histoire de deux amis qui vont partir pour la saison de pêche. Ils emportent avec eux 4 livres dont le Paradis perdu de Milton que lit Bardur l’aîné. L’auteur nous décrit l’atmosphère qui règne aux baraquements de pêche, les amitiés, les inimitiés, la compétition entre les différents équipages, la rudesse de ce métier dans cette contrée  inhospitalière.
Au son du clairon l’équipage des deux amis s’élance sur cette mer d’encre. Mais subitement Bardur s’aperçoit qu’il a oublié sa vareuse aux baraques, trop occupé au moment du départ à mémoriser des phrases de Milton qu’ il se récite en mer.
Rapidement il devra lutter contre le froid pour rester en vie. Le gamin est consterné il ne sait pas comment aider son ami, les autres pêcheurs sont indifférents, chacun doit penser à son travail,  à son matériel. 
La journée de pêche se poursuit, l’ambiance est tendue mais pour Bardur l’issue est fatale. 
Au retour du bateau le gamin est pétrifié. Il trouve un peu de réconfort auprès d Andrea la cantinière. Rapidement il fait son paquetage même si ça ne se fait pas de quitter sa place.
Il veut se rendre au village là où il devait se rendre avec son ami au printemps, traverse seul la lande au risque de mourir de froid, de faim.
Il veut rendre le livre de Milton au capitaine aveugle. Il est persuadé qu’il va mourir aussi et ça lui est égal mais avant tout il veut restituer le livre. Arrivée à destination il va rencontrer des personnes atypiques qui vont le soutenir, l’aider à oublier la mort tragique de son ami, lui offrir un nouveau travail moins rude.
Littérature plutôt sombre mais la description des paysages est précise, poétique et dégage l’ambiance rude de ce territoire islandais. 
C’est une histoire d’amitié, de livre comme seuls les islandais savent conter, ce n’est pas pour rien que l’Islande est le pays des sagas.

 

« Il n’y a pas de cheval sur le chemin de Damas » de Florence Delay   

Florence Delay est née en 1941, dans une famille d’écrivains, de psychiatres et d’artistes. Agrégée d’espagnol, elle a enseigné la littérature générale et comparée.
Elle est l’auteure d’une trentaine d’ouvrages, souvent édités chez Gallimard.
Elle a traduit de l’espagnol des pièces et essais de Federico Garcia Lorca, de Felix Lope de Vega. Et, de Thérèse d’Avila, Poème sur les mots. Dans la Bible, nouvelle traduction, Bayard, elle a traduit  Michée, Aggée, Zacharie et Malachie, ainsi que l’Evangile de Jean, et Trois Lettres de Jean
Elle a été jurée du prix Femina et membre du comité de lecture des Editions Gallimard et de la Comédie Française.
Elle a été régisseur de théâtre au festival d’Avignon et assistante de Georges Wilson au TNP. Et aussi actrice, dans Le Procès de Jeanne d’Arc, de Robert Bresson en 1962 et dans de nombreuses pièces comme La Célestine au Théatre de la Croix Rousse  ou Perceval le Gallois, puis Lancelot du Lac, donnés au TNP de Villeurbanne en 2014.
Elle a reçu le prix Femina en 1983 pour Riche et légère, le prix François Mauriac en 1990 pour Etxemendi et en 1999, le grand prix du Roman et le prix Essai de l’Académie française pour Dit Nerval.
Enfin, cette très riche vie lui permet d’être trois fois Commandeur : de la Légion d’honneur, de l’ordre national du Mérite et de l’ordre des Arts et des Lettres.
Elle a été élue en 2000 à l’Académie française.
« Il n’y a pas de cheval sur le chemin de Damas » a été publié en avril 2022, chez Seuil, dans la collection La librairie du XXIe siècle.
Ce petit livre, présenté très sobrement, sans aucune illustration, reflète bien la vie protéiforme de son auteure. Dans un style allègre, souvent plein d’humour, sautant d’une idée à une autre, il pique notre curiosité et nous conduit dans trois directions : le thème de la conversion, les animaux de la Bible et les pèlerinages.

Pour les conversions, le titre du livre est « Une phrase célibataire, une de ces phrases qui donnent la sensation du plein, de dire ce qu’il y a à dire et de se suffire à elles-mêmes. Mais elle revenait toquer à mon esprit comme si elle voulait continuer le voyage. J’allai vérifier sa loyauté dans les Actes des Apôtres qui évoquent, par trois fois, la conversion de Saul de Tarse entre Jérusalem et Damas. Le cheval n’est mentionné nulle part. ». L’explication donnée par Florence Delay est que le persécuteur des chrétiens tombe à terre, dans une lumière aveuglante, très brutalement. Et que, pour illustrer cette chute, de tout son haut, alors qu’il était de petite taille (Paulus signifie petit) peintres et sculpteurs l’ont montré précipité du haut de sa monture, ce qui n’est pourtant jamais précisé dans les Actes des Apôtres !
Avec la même verve, nous est décrite la conversion de Paul Claudel, pendant les vêpres de Noël 1886, derrière un pilier de la cathédrale Notre Dame de Paris : « En un instant, mon cœur fut touché, et je crus. »
Ou celle d’Ignace de Loyola, gravement blessé en 1521 au siège de Pampelune par les Français -un obus lui fracassa les deux jambes- et qui, pour se distraire après son opération, se mit à lire la Légende dorée du dominicain Jacques de Voragine, qui figurait dans la bibliothèque familiale. Et cela lui donna envie d’imiter les fondateurs d’ordres, St Dominique ou St François : il se fit tailler un manteau dans une toile de sac, avant de faire sa confession générale  à l’abbaye de Montserrat. Puis, pendant une veillée de prières, il déposa, devant l’autel de Notre Dame, ses armes et son ceinturon. Désormais, les « soldats » de la Compagnie de Jésus revêtiraient la livrée de leur Seigneur.

Pour les animaux de la Bible, voici le jeune Tobie, dont le  père est devenu aveugle après avoir reçu des fientes de moineaux dans les yeux, qui entreprend un voyage de Ninive vers la Médie, pour récupérer une somme d’argent confiée à son parent Gabaël. Il est accompagné par un homme de son clan -en réalité l’archange Raphaël- et, nous dit la Bible « L’enfant partit avec l’ange, et le chien suivit derrière ». Et au retour, après bien des aventures, on le retrouve porteur d’un remède, le fiel d’un poisson pêché en route, qui guérira son vieux père. Et « ils marchèrent tous les deux ensemble, et le chien les suivait ». 
Nous apprendrons encore pourquoi les animaux parlent la nuit de Noël, et pourquoi, dans nos crèches, le bœuf et l’âne sont toujours là pour réchauffer l’enfant Jésus, alors que les Evangiles n’en parlent pas. Nous comprendrons aussi pourquoi Saint Jérôme, le traducteur de la Bible, est représenté gardé par un lion : « Un lion s’en vint trouver Jérôme dans le désert de Palestine. Il boitait, léchait une de ses pattes d’un air malheureux, souffrait à l’évidence. Jérôme, apitoyé, prit la patte entre ses mains et la délivra d’une épine. D’où la reconnaissance du fauve .Désormais doux comme un agneau, affectionné comme un chien, il suivit Jérôme ou le précéda partout où il allait ».
Le chapitre Colombes est particulièrement savoureux. Voici la colombe que le vieux Noé, après le Déluge, envoie en éclaireur pour voir si la terre a séché : à son second voyage, elle revient avec, dans le bec, un rameau d’olivier. Et grâce à Picasso, cette colombe de la paix figura sur l’affiche que le Parti communiste, dont il était membre, lui demanda de dessiner pour le Congrès du Mouvement mondial des partisans de la Paix. Et, rappelle Florence Delay, en 1949 aussi, Picasso eut une fille que l’on appela Paloma (Colombe) et qui, plus tard, aurait une fille dénommée Paz (Paix). Dans le Cantique des Cantiques, l’époux s’exclame : «  Que tu es belle, mon amie, tes yeux sont des colombes ! ». Et quand la vierge Marie reçut la visite de l’ange Gabriel qui lui demanda d’être la mère du Sauveur, les peintres de la Renaissance introduisirent la représentation de l’Esprit Saint sous la forme d’une colombe. Colombe qui sera aussi présente au-dessus de Jésus pendant son baptême dans le Jourdain par Jean le Baptiste…

Pour les pèlerinages et les chemins de conversion, nous avons Saint Roch, qui, pérégrinant de Montpellier à Jérusalem, soigna des pestiférés et finit par être lui-même atteint par la maladie. Dans la forêt, il put boire l’eau d’une source et manger le pain qu’un chien lui apportait chaque jour. C’est le patron des pèlerins !
Sur les chemins du monde, marchait aussi le cardinal Roger Etchegaray, le Basque universel  coiffé de son célèbre béret, et qui écrivait : « J’avance, comme l’âne de Jérusalem dont le Messie, un jour des Rameaux, fit une monture royale et pacifique. Je le porte, mais c’est lui qui me mène : je sais qu’il me conduit vers son Royaume et j’ai confiance en lui ».
Des ânes sur les routes, il est souvent question, en commençant par l’ânesse du prophète Balaam, qui lui sauva la vie quand elle lui montra l’ange exterminateur lui barrant le chemin pour l’empêcher de maudire les Hébreux, en continuant par le futur roi Saül partant à la recherche des ânesses de son père et rencontrant le prophète Samuel, qui lui donnera l’onction royale. Qu’il porte Marie enceinte sur la route de Bethléem, qu’il soit la monture de Jésus le jour des Rameaux, l’âne est célébré par Francis Jammes : «  J’aime l’âne si doux, marchant le long des houx. »
Enfin, dans Le Livre des Morts des anciens Egyptiens, Sortir au jour, livret qu’elle écrit pour l’opéra de Pierre Henry commandé par Boulez, Florence Delay nous dévoile le parcours initiatique que le mort doit accomplir, franchissant vingt-et-un porches et répondant aux questions pour pouvoir monter dans la barque d’Amon Râ le soleil et sortir avec lui au jour chaque matin. A la nuit, ils rentreront et traverseront la terre, avant de réapparaître au matin suivant. «  Au tribunal présidé par Osiris, qui règne sur le royaume des morts, Anubis à tête de chacal présente le nouveau mort, dont le cœur va être pesé dans une balance, moment décisif. Or, qu’y a-t-il sur l’autre plateau de la balance ? Une plume. Le salut par la légèreté du cœur est le plus beau cadeau des Anciens Egyptiens ».

 

« Dans la forêt » de Jean Hegland

Ecrit en 1996, ce roman n’a été traduit et édité chez Gallmeister, spécialiste de la littérature nord-américaine, qu’en 2017. Il a alors connu un grand succès et certains critiques ont évoqué à son propos le roman culte de Henry David Thoreau, « Walden ou la vie dans les bois » écrit en 1854.
Cependant, à la différence de Walden, l’isolement dans la forêt des deux sœurs, Nell et Eva, ne résulte pas d’un choix philosophique mais des conséquences de la fin progressive des ressources énergétiques, des communications, des activités commerciales et donc de l’émergence de la nécessité de la vie en autarcie. L’origine de ce changement radical de mode de vie n’est pas clairement décrite, catastrophe économique, environnementale, épidémies, mais ce n’est pas le sujet. Il est plutôt dans l’évolution des deux jeunes  héroïnes (17 et 18 ans) qui, après avoir perdu leur mère puis leur père, se retrouvent seules dans la maison que la famille occupait en lisière de la forêt. Elles devront inventer les modalités de leur survie, mais aussi se défendre contre quelques prédateurs humains, sans doute survivants du cataclysme, sans renoncer à leurs rêves d’avenir, la danse pour l’une, l’écriture pour l’autre tout en les adaptant à leur désormais vraisemblable avenir solitaire.
Un récit magnifique, une narration d’une précision remarquable sur les modalités d’utilisation des ressources naturelles de la forêt, sur les utilisations raisonnées de ce qu’il reste des moyens technologiques de la civilisation, pour tout ce qui concerne la survie matérielle d’Eva et de Nell, mais aussi une analyse en profondeur de la relation fusionnelle qui s’établit entre les deux sœurs, pas exempte toutefois de conflits et de divergences que la narratrice, la plus jeune des deux, aborde avec autant de spontanéité que de lucidité et d’amour.
Un livre qui met en évidence la précarité des artifices qui structurent aujourd’hui nos existences mais qui aussi ouvre des échappées possibles sur une réinvention de notre société. Un livre superbement écrit et construit.

 

On a bien aimé aussi

« Le cri du Kalahari » de Mark et Della Owens

1ère édition 1984 – 1ère traduction 1986 chez Robert Laffont –  1ère édition chez Points 2022

Mark et Delia Owens, nés en 1944 et 1949 aux Etats-Unis, sont tous deux étudiants en biologie et zoologie. Leur rêve est de partir dans une contrée encore vierge pour y étudier au plus près les animaux et ainsi établir un plan efficace de préservation. Ils se rendent compte que les terres inviolées se réduisent comme peau de chagrin, et, s’ils prennent le temps de finir leurs études et de récolter des fonds, il sera trop tard. Ils interrompent leurs études, travaillent quelques mois pour former un petit pécule et partent en 1974 avec un sac à dos et une petite tente. Arrivés en Afrique du Sud, ils achètent d’occasion un camion et partent s’établir dans le désert du Kalahari, désert plus aride que ne le dit la géographie puisqu’il leur est arrivé de rester presque 2 ans sans pluie ! Là, ils vont suivre et étudier essentiellement les lions et les hyènes brunes avec la ferme volonté d’interférer le moins possible dans la vie des animaux.
Le cri du Kalahari est donc le récit de leurs recherches, espoirs, frayeurs, déceptions et aventures extraordinaires. Par exemple, ils trouvent un lion à bout de force et le corps hérissé de piquants de porc-épic. Ils lui ôtent ces piquants et découvrent qu’il a une fracture à la patte. Mark, scie l’esquille d’os qui dépasse, recoud et injecte une dose d’antibiotique. Et pour que le lion  puisse rester immobile quelques jours, ils chassent pour lui et déposent à portée de sa gueule le produit de leur chasse. Le lion se rétablit parfaitement. Mais ils auront la peine de savoir que plus tard ce lion a été abattu lors d’un safari. Des aventures extraordinaires, oui, car les animaux sont habitués à leur présence et il n’est pas rare que l’un d’eux vienne visiter leur camp et emporte une casserole dans sa gueule.
Ce livre est donc le récit passionnant de leur survie, de leurs recherches et observations et de quelques belles rencontres humaines qu’ils feront.
Mark et Délia Owens resteront finalement 23 ans en Afrique.

 

« Les vertueux » de Yasmina Khadra

Voici le décor où commence l’histoire de Yacine : un douar, groupement de quelques habitations, au sud d’Oran. Le caïd, Gaïd Brahim, propriétaire terrien, règne en maître sur les habitants.
Yacine est l’aîné d’une fratrie de sept enfants. Son père, infirme, se cache pour mendier afin de fournir quelques subsides à sa famille. Ces gens vivent résignés sous la conduite de l’imam qui les exhorte à la patience et décrète que « le malheur assumé mène droit au paradis ». L’existence monotone qui s’écoule ainsi de génération en génération va se trouver subitement bouleversée pour Yacine Chéraga.
Nous sommes à l’automne 1914.Le caïd a repéré ce jeune homme intelligent qui, dit-il, possède une qualité que les autres n’ont pas : la noblesse de l’âme. Yacine est vertueux, brave, honnête et obéissant. Sous le sceau du secret, Gaïd Brahim lui livre alors son dessein de le faire partir à la guerre à la place de son fils déclaré inapte par la commission médicale des armées. Il n’est pas question pour les Boussaid de ne pas prendre part à la guerre qui vient de se déclarer en Europe. Le caïd, humilié, intime l’ordre à Yacine d’aller se battre au nom de son fils et de revenir couvert de gloire. En échange, il lui assure que ses proches ne manqueront alors de rien.
Yacine, alias Hamza Boussaïd, rejoint sa compagnie composée essentiellement de ruraux presque tous analphabètes. Et c’est la lente progression vers les champs de bataille de Verdun. Se succèdent alors les assauts, les replis, des semaines de combat pour un gain de quelques hypothétiques kilomètres. Les camarades meurent, les années passent, et il faut continuer cette guerre qui semble n’avoir pas de fin. Et pourtant arrive le jour tant attendu du 11 novembre 1918. Les survivants se demandent si l’on se souviendra de ceux qui se sont battus « avec la même bravoure, tirailleurs, zouaves, Sénégalais, Alliés, Français, Indiens, tous comme des frères, pour l’honneur et la liberté ».
De retour en Algérie Yacine va connaître une succession d’épreuves : la traitrise du caïd, l’anéantissement de sa famille dont il perd la trace, la fuite et la traque de la police suite à sa bagarre avec un notable, lorsqu’il est floué et dépouillé par un homme qui se dit son ami, l’épopée sanglante avec Zorg le rebelle, la fausse accusation de meurtre qui lui vaut 20 ans de travaux forcés…
Jusqu’au jour où il retrouvera la liberté, sa famille, son fils et sa femme et que, installé à Kenadsa* la ville qui lui est chère, la « sultane des oasis »  aux portes du Sahara, il dira : « J’ai vécu ce que j’avais à vivre et aimé du mieux que j’ai pu. Si je n’ai pas eu de chance ou si je l’ai ratée d’un cheveu ; si je n’ai pas honoré l’ensemble de mes dettes parce que mon ardoise en débordait ; si j’ai fauté quelque part sans faire exprès ; si j’ai perdu mes guerres, mes défaites ont du mérite, elles sont la preuve que je me suis battu ».
* A noter que l’auteur et Pierre Rabi sont nés à Kenadsa.
La première partie concernant la première guerre mondiale est très réussie. Nous découvrons le 7e RTA régiment réputé pour la bravoure des fameux « turcos » et les amitiés indéfectibles qui y naissent dans une ambiance apocalyptique.
La seconde partie, en revanche, est beaucoup moins captivante. L’auteur s’enlise dans un récit moralisateur et lénifiant ce qui fait perdre beaucoup de force au personnage de Yacine le vertueux.